Il est facile de mesurer assez exactement, dans ces espèces plus parfaites que les autres, ce que peut l’entendement, privé de la raison, c’est-à-dire de la connaissance par concepts abstraits : nous ne pourrions en juger aussi bien d’après nous-mêmes, parce qu’en nous l’entendement et la raison s’unissent et se soutiennent toujours. C’est le manque de raison chez l’animal qui nous fait considérer les marques d’entendement qu’il donne, tantôt comme supérieures, tantôt comme inférieures à nos prévisions. Nous sommes étonnés, par exemple, de la sagacité de cet éléphant qui, amené en Europe et ayant déjà traversé un grand nombre de ponts, refusa un jour, contre son habitude, d’en passer un sur lequel pourtant il venait de voir défiler toute la troupe d’hommes et de chevaux dont il était accompagné : le pont lui paraissait trop légèrement construit pour supporter un poids tel que le sien. En revanche, nous ne sommes pas moins surpris d’entendre raconter que les orangs-outangs les plus intelligents sont incapables d’apporter du bois pour entretenir un feu qu’ils ont rencontré par hasard et auquel ils se chauffent : une telle idée suppose donc un degré de réflexion, impossible sans les concepts abstraits qui leur manquent. La connaissance a priori du rapport de cause à effet, cette forme générale de tout entendement, qui doit être attribuée aux animaux, résulte du fait même que cette connaissance est, pour eux comme pour nous, la condition préalable de toute perception du monde extérieur. Si l’on en veut d’autres preuves plus caractéristiques, que l’on considère, par exemple, un jeune chien qui n’ose pas, quelque envie qu’il en ait, sauter à bas d’une table : n’est-ce pas qu’il prévoit l’effet du poids de son corps, bien qu’il ne l’ait jamais expérimenté dans la circonstance en question ? Toutefois, dans l’analyse de l’entendement animal, on doit se garder de lui rapporter ce qui n’est qu’une manifestation de l’instinct ; l’instinct, qui diffère profondément en nature de l’entendement et de la raison, produit souvent des effets analogues à l’action combinée de ces deux facultés. Ce n’est point ici le lieu de faire une théorie de l’activité instinctive : cette étude doit trouver place au livre II, où il sera traité de l’harmonie ou de ce qu’on nomme la téléologie de la nature ; le chapitre XXVII des Suppléments est aussi consacré tout entier à cette question.
Le manque d’entendement, avons-nous dit, s’appelle stupidité ; on verra plus tard que la non-application de la raison dans l’ordre pratique représente la sottise, et le défaut de jugement la niaiserie ; enfin, la perte totale ou partielle de la mémoire constitue l’aliénation. De tout cela il sera parlé en temps et lieu. Ce que la raison a reconnu d’une manière exacte s’appelle vérité : c’est toujours un jugement abstrait fondé sur une raison suffisante (Dissert. sur le principe de raison, § 29 et suiv.) ; ce qui a été reconnu de la même manière par l’entendement se nomme réalité : c’est le passage légitime de l’effet produit sur l’objet immédiat à sa cause. À la vérité s’oppose l’erreur, qui est l’illusion de la raison, comme la réalité a pour contraire l’apparence, illusion de l’entendement. On devra lire l’étude détaillée de toutes ces questions dans ma Dissertation sur la vue et les couleurs. L’apparence est produite par le fait qu’une seule et même action peut dériver de deux causes absolument différentes, dont l’une agit fréquemment, l’autre rarement : l’entendement, qui manque de critérium pour distinguer laquelle des deux produit l’effet à un moment donné, suppose que celui-ci doit être attribué à la cause la plus ordinaire ; or, comme l’opération de l’entendement est non pas réflexive et discursive, mais directe et immédiate, cette cause toute fictive apparaît faussement comme un objet d’intuition. Telle est donc la nature de l’apparence.
Dans la dissertation citée plus haut, j’ai montré comment il pouvait se produire, par suite d’une position inaccoutumée des organes des sens, une double perception de la vue ou du toucher ; cette explication prouve d’une manière irréfutable que l’intuition n’existe que par et pour l’entendement. Il existe bien d’autres exemples de ces apparences ou illusions de l’entendement : le bâton plongé dans l’eau et qui paraît brisé ; les images des miroirs sphériques qui se produisent un peu en arrière de la surface, si elle est convexe, et à une grande distance en avant lorsqu’elle est concave ; la lune qui paraît beaucoup plus large à l’horizon qu’au zénith : cet effet ne résulte nullement des lois de l’optique puisqu’il a été établi, grâce au micromètre, que l’œil aperçoit au zénith la lune sous un angle visuel un peu plus grand qu’à l’horizon. C’est que l’entendement juge de la lune et des étoiles comme s’il s’agissait d’objets terrestres ; il attribue alors à l’éloignement la diminution d’éclat de ces astres, dont il apprécie la distance suivant les lois de la perspective aérienne ; c’est pour cette raison que la lune est vue beaucoup plus grande à l’horizon qu’au zénith, et que la voûte céleste elle-même paraît plus étendue à l’horizon, où elle semble s’abaisser. C’est par suite d’une appréciation non moins erronée, toujours d’après la perspective aérienne, que des montagnes très élevées, dont la cime seule est visible dans l’air pur et transparent, nous apparaissent plus rapprochées de nous qu’elles ne le sont en réalité ; la distance n’est d’ailleurs diminuée qu’aux dépens de l’altitude : c’est le phénomène qu’offre le mont Blanc vu de Sallanches.
Toutes ces apparences illusoires se présentent à nous comme des résultats de l’intuition immédiate, et il n’est aucune opération de la raison qui les puisse dissiper : celle-ci n’a de pouvoir que contre l’erreur ; à un jugement qui n’est pas suffisamment motivé, elle en opposera un contraire et vrai ; elle reconnaîtra, par exemple, in abstracto, que ce qui diminue l’éclat de la lune et des étoiles, ce n’est pas l’éloignement, mais bien l’existence de vapeurs plus épaisses à l’horizon ; mais, en dépit de cette connaissance tout abstraite, l’illusion demeurera identique dans tous les cas cités plus haut ; car l’entendement étant absolument distinct de la raison, faculté de surérogation dans l’homme, peut affecter, même chez celui-ci, un caractère irrationnel. Savoir est l’unique fonction de la raison ; à l’entendement seul, en dehors de toute influence de la raison, appartient l’intuition.
7.
[ERREUR DE VOULOIR TIRER LE SUJET DE L’OBJET (MATÉRIALISME), OU L’OBJET DU SUJET (IDÉALISME DE FITCHE). RELATIVITÉ DU MONDE COMME REPRÉSENTATION.]
Aux précédentes considérations peut-être convient-il d’ajouter la suivante : jusqu’ici notre point de départ n’a été pris ni dans l’objet ni dans le sujet, mais dans la représentation, phénomène où ces deux termes sont déjà contenus et impliqués ; le dédoublement en objet et sujet est, en effet, la forme primitive essentielle et commune à toute représentation. C’est uniquement cette dernière que nous avons envisagée ; ensuite, renvoyant pour le fond des idées à notre précédente étude, introduction naturelle de ce livre, nous avons passé en revue les autres formes, temps, espace et causalité, qui dépendent de la première : ces formes appartiennent proprement à l’objet en tant qu’objet ; mais celui-ci, à son tour, est essentiel au sujet en tant que sujet ; il en résulte que le temps, l’espace et la causalité peuvent aussi bien être dérivés du sujet et connus a priori : à ce point de vue, ils représentent la limite commune du sujet et de l’objet. Toutes ces formes se laissent d’ailleurs ramener à une commune expression, le principe de raison, ainsi que je l’ai exposé en détail dans ma dissertation, préambule nécessaire du présent ouvrage. C’est par cette conception nouvelle que mes vues diffèrent absolument des doctrines philosophiques émises jusqu’ici : ces doctrines, partant toujours soit de l’objet, soit du sujet, s’efforçaient ensuite d’expliquer l’un par l’autre, au nom du principe de raison ; pour moi, au contraire, je soustrais à la juridiction de ce principe le rapport du sujet et de l’objet, et ne lui laisse que l’objet.
On pourrait croire que cette répartition des systèmes en deux catégories opposées laisse échapper la philosophie qui a paru de nos jours sous le nom de philosophie de l’identité ; celle-ci, en effet, ne prend, à vrai dire, son point de départ ni dans l’objet, ni dans le sujet, mais dans un troisième principe, l’absolu, révélé par une intuition rationnelle, principe qui n’est ni objet ni sujet, mais identité des deux. Certes je n’oserai me permettre d’avoir un avis ni sur cette auguste identité, ni sur l’absolu lui-même, dépourvu que je suis de toute intuition rationnelle ; je hasarderai pourtant un jugement qui m’est suggéré par les propres déclarations des partisans de cette intuition rationnelle (car ce sont là choses accessibles même aux profanes) : je prétends que la dite philosophie n’est pas affranchie de la double erreur signalée dans la précédente opposition. Cette identité prétendue du sujet et de l’objet, identité qui, se dérobant à la connaissance, est découverte seulement par une intuition intellectuelle, ou par une absorption dans le sujet-objet, n’empêche pas la philosophie en question d’être frappée de la double erreur signalée plus haut, qu’elle présente sous les deux formes opposées. Elle se divise, en effet, elle-même en deux écoles : l’une, l’idéalisme transcendantal ou doctrine du moi de Fichte, qui, au nom du principe de raison, tire l’objet du sujet, comme un fil qu’on déviderait peu à peu ; l’autre, qui est la philosophie de la nature, fait sortir par degrés le sujet de l’objet par une méthode dite de construction ; si je juge de cette construction, où j’avoue ne pas voir très clair, par le peu que j’en saisis, elle me paraît être une marche progressive réglée sous des formes diverses par le principe de raison. Je renonce d’ailleurs à pénétrer la science profonde que contient cette philosophie ; dépourvu que je suis de toute intuition rationnelle, toute doctrine qui suppose une telle intuition est pour moi un livre scellé des sept sceaux ; et cette incapacité va si loin, que (chose plaisante à avouer) ces enseignements d’une si grande profondeur me font toujours l’effet d’énormes gasconnades, terriblement assommantes par-dessus le marché.
Les systèmes qui prennent dans l’objet leur point de départ traitent, en général, le problème du monde et de ses lois, d’après les données de l’intuition ; toutefois, la base de leurs spéculations n’est pas toujours ce monde lui-même, ou son principe premier, la matière. Il vaut mieux, je crois, pour cette raison, répartir ces systèmes dans les quatre classes que j’ai distinguées dans ma Dissertation. À la première, adoptant comme principe le monde réel, appartiendraient Thalès et les Ioniens, Démocrite, Épicure, Giordano Bruno et les matérialistes français. À la seconde, qui prend pour point de départ la notion tout abstraite de substance, réalisée seulement dans la définition qu’on en donne, se rattacheraient Spinoza et, avant lui, les Éléates. La troisième classe, qui choisit comme donnée première le temps ou le nombre, comprendrait les pythagoriciens et la philosophie chinoise du Yi-King.
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