Il est donc plus aisé et plus sûr de la laisser, dans chaque cas, agir selon sa propre essence, que de lui imposer, sous la forme d’une loi étrangère et venue du dehors, une science dérivée précisément de l’étude des procédés qui lui sont naturels. Cela, dis-je, est plus aisé ; car si, dans les autres sciences, la considération de la règle générale est plus simple que l’examen d’un cas particulier et isolé, c’est le contraire qui a lieu pour le raisonnement : le procédé que la raison applique, comme malgré elle, dans chaque circonstance donnée, est une opération plus facile que la conception de la loi qui en a été extraite, puisque ce qui raisonne en nous, c’est la raison elle-même. Ce raisonnement tout spontané est aussi plus sûr : l’erreur, en effet, peut souvent s’introduire dans les théories ou dans les applications de la science abstraite ; mais il n’existe pas d’opérations primitives de la raison qui s’effectuent jamais contrairement à son essence et à ses lois. De là cette conséquence assez étrange que, dans les autres sciences, c’est la règle générale qui confirme la vérité du cas particulier ; en logique, au contraire, c’est toujours le cas particulier qui vérifie la règle ; et le plus habile logicien, s’il observe, dans un cas donné, un désaccord entre la conclusion et l’énoncé de la règle, suspectera plutôt l’exactitude de celle-ci que la vérité de celle-là.
Attribuer à la logique une efficacité réelle, ce serait vouloir déduire péniblement de principes généraux ce qu’on connaît en toute occurrence avec une certitude immédiate : comme si, pour exécuter un mouvement, on croyait nécessaire de consulter la mécanique ; ou la physiologie, pour mieux digérer. Étudier la logique en vue de ses avantages pratiques, ce serait vouloir apprendre au castor à bâtir sa hutte. Mais, bien qu’une telle science soit inutile, elle n’en doit pas moins être maintenue pour l’intérêt philosophique qu’elle présente, et à titre de connaissance spéciale de l’essence et de la marche de la raison. Elle mérite, comme étude régulièrement constituée, parvenue à des résultats certains et définitifs, d’être traitée pour elle-même, comme une science véritable et indépendante de toute autre ; elle a même droit à une place dans l’enseignement universitaire.
Toutefois, elle ne prend toute sa valeur que dans son rapport avec l’ensemble de la philosophie, lorsqu’on la rattache à la théorie de la connaissance, surtout de la connaissance abstraite et rationnelle. Il ne convient donc pas de l’exposer sous la forme d’une science tout entière dirigée vers la pratique ; elle ne devrait pas contenir uniquement les règles qui président à la conversion des propositions, à la manière de tirer les conséquences des principes, etc. ; elle devrait tendre surtout à expliquer la nature de la raison et du concept, et à développer surtout le principe de raison considéré comme loi de la connaissance. La logique n’est, à proprement parler, qu’une amplification de cette dernière loi pour l’unique cas où le principe qui garantit la vérité des jugements n’est ni empirique ni métaphysique, mais purement logique ou métalogique. Il serait donc nécessaire, à côté du principe de raison directeur de la connaissance, d’énoncer les trois autres lois fondamentales de la pensée(18), si analogues à ce principe, et qui règlent les jugements d’une vérité métalogique : on aurait ainsi une technique complète de la raison. La théorie de la pensée pure, c’est-à-dire du jugement et du syllogisme, doit être exposée, comme nous l’avons fait voir, à l’aide de figures schématiques qui montrent comment se combinent les sphères des concepts : c’est de cette représentation graphique qu’il convient de tirer par voie de construction toutes les règles des propositions et du syllogisme. Il n’y a qu’en cas où la logique puisse s’appliquer à la discussion, c’est lorsqu’on a à convaincre l’adversaire de sophismes voulus, plus encore que de paralogismes involontaires. On peut alors les lui désigner par leur nom technique. Quoique nous écartions ici toute préoccupation pratique dans l’exposition de cette science, en la considérant uniquement dans son rapport avec l’ensemble de la philosophie, dont elle n’est qu’un chapitre, nous n’entendons nullement en restreindre l’étude, plus qu’elle ne l’est actuellement ; car tout homme, de nos jours, qui ne veut pas être dépourvu des connaissances les plus essentielles et compté au nombre des illettrés, des esprits incultes, doit avoir étudié la philosophie spéculative. Cette nécessité s’impose d’autant plus que notre siècle est un siècle philosophique ; ce n’est pas à dire qu’il ait une philosophie à lui, ni qu’une pareille étude y soit dominante ; mais il est mûr pour la philosophie, avide, par conséquent, d’en avoir une : c’est le signe d’une culture élevée, qui marque un point caractéristique dans l’échelle de la civilisation(19).
Quelque mince que soit l’utilité de la logique, on ne saurait pourtant méconnaître qu’elle a été inventée en vue d’une application pratique. Voici comment je conçois son origine. Le plaisir d’argumenter était devenu une véritable manie chez les Éléates, les Mégariques et les Sophistes ; et la discussion s’égarait alors presque toujours, dans des confusions sans fin ; on dut donc bientôt sentir le besoin de procédés méthodiques, dont il fallait former une science. La première observation que l’on fit, selon toute vraisemblance, fut que les deux parties devaient au moins admettre en commun quelque proposition, à laquelle on se référerait, dans toute la controverse, touchant les questions débattues. La méthode dut donc débuter par l’énonciation formelle de ces propositions qui étaient universellement reconnues et qu’on plaça au commencement de toute recherche. À l’origine, ces principes communs ne portaient, sans doute, que sur les objets d’étude eux-mêmes. Mais on ne tarda pas à s’apercevoir que l’esprit, dans les conclusions qu’il tirait de ces prémisses admises en commun, obéissait à certaines lois formelles, sur lesquelles on s’accordait toujours, sans s’être entendu d’avance ; il était naturel de voir en elles les procédés essentiels de la raison, représentant le côté formel de toute recherche scientifique. Bien que ces formes de la pensée n’offrissent aucune prise au doute ni à la controverse, il se rencontra quelque pédant à l’esprit systématique qui trouva ingénieux et parfait comme méthode de traduire ces règles de la discussion et ces lois invariables de la raison en formules aussi abstraites qu’elles ; elles furent placées au début de l’étude, à côté des affirmations communes sur l’objet en question ; elles formèrent comme le code de toute discussion, auquel on devait perpétuellement se référer et se conformer.
En cherchant ainsi à ériger en lois conscientes et à énoncer expressément les règles qu’on avait jusque-là reconnues par une sorte d’accord tacite et appliquées d’instinct, on trouva des formules plus ou moins exactes des principes logiques, tels que le principe de contradiction, celui de raison suffisante, celui du tiers exclu (tertium non datur), ou l’axiome : « dictum de omni et nullo ; » puis vinrent les règles plus spéciales du syllogisme, celle-ci par exemple : « ex meris particularibus aut negativis nihil sequitur, » ou cette autre : « a rationato ad rationem non valet consequentia, » etc. Les progrès dans cette voie furent assez lents et pénibles jusqu’à Aristote ; on en peut juger par la forme confuse et embarrassée sous laquelle sont exprimées les vérités logiques dans maint dialogue platonicien ; on le voit mieux encore dans Sextus Empiricus, qui nous rapporte les discussions des Mégariques sur les lois les plus simples et les plus élémentaires de la logique, et les difficultés qu’ils avaient à en rendre compte (SEXT. EMPIRICUS, Adversus mathematicos liv. VIII, p. 112 et suiv.).
Aristote recueillit, mit en ordre et corrigea les résultats déjà acquis, et porta le tout à un degré de perfection incomparable. Si l’on observe combien le progrès de la culture grecque a préparé et suscité l’œuvre d’Aristote, on ajoutera peu de créance à certains témoignages d’auteurs persans, cités par Jones qui est très prévenu en leur faveur : il résulterait des textes invoqués que Callisthène aurait trouvé chez les Hindous une logique toute faite et l’aurait envoyée à son oncle Aristote (Recherches asiatiques, IVe vol., p. 163). On comprend combien cette logique aristotélicienne, même défigurée par les commentateurs arabes, dut être accueillie avec enthousiasme à cette triste époque du Moyen Âge, comment elle fut placée au cœur même de la science par les docteurs scolastiques, si avides de disputes et nourris seulement de mots et de formules, dépourvus de toute science réelle. Déchue de sa dignité première, elle s’est pourtant maintenue en crédit jusqu’à nos jours, à titre de science indépendante, d’une grande valeur pratique ; de notre temps même, la philosophie kantienne, dont le point de départ véritable se trouve dans la logique, est venue donner un intérêt nouveau et mérité à cette étude, où elle cherche avant tout une théorie de l’essence de la raison.
On sait que, pour opérer une déduction rigoureuse, on doit considérer attentivement le rapport qui existe, entre les sphères des concepts ; lorsque l’une d’elles est réellement contenue dans une autre, et celle-ci à son tour dans une troisième, alors seulement il est permis d’affirmer que la première est en totalité renfermée dans la troisième ; l’art de persuader, au contraire, repose sur une considération superficielle des rapports mutuels des concepts ; ceux-ci, de plus, ne sont définis que dans un sens favorable au but qu’on se propose. Voici l’artifice auquel on recourt d’ordinaire : lorsque la sphère du concept que l’on considère n’est comprise qu’en partie dans une seconde, et l’est aussi partiellement dans une autre toute différente, on la donne pour contenue totalement ou dans l’une ou dans l’autre, selon l’intérêt de celui qui parle. Traite-t-on de la passion, par exemple, on peut à volonté en faire rentrer l’idée ou dans le concept de la force la plus puissante, de l’agent le plus énergique qui soit monde, ou, au contraire, dans le concept de la déraison, qui lui-même se trouve renfermé dans celui de faiblesse et d’impuissance. On peut, en se servant toujours du même procédé, l’appliquer à chacun des concepts qu’amène la suite du discours.
Presque toujours, dans la circonscription d’un concept, se trouvent plusieurs sphères d’autres idées dont chacune contient quelque chose du domaine du premier concept, mais avec une compréhension propre beaucoup plus étendue ; de celle-ci on a soin de ne mettre en évidence que la sphère où l’on veut faire rentrer le premier concept, en omettant et en dissimulant toutes les autres.
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