Voyez leur levée de boucliers contre le panthéisme : qui donc serait assez simple pour l’attribuer à une conviction personnelle ? Mais aussi, comment la philosophie, devenue un gagne-pain, ne dégénérerait-elle pas en sophistique ? C’est en vertu de cette nécessité, et parce que la maxime : « Je chante celui dont je mange le pain », est éternellement vraie, que les anciens voyaient dans le trafic de la sagesse la marque distinctive du sophiste. Ajoutez à cela qu’en ce bas monde il est ordinaire de rencontrer presque partout la médiocrité : elle seule peut raisonnablement s’acheter à prix d’argent ; il faut donc, ici comme ailleurs, savoir s’en contenter. Aussi voyons nous dans toutes les universités allemandes cette aimable médiocrité travailler, par des procédés à elle, à créer la philosophie qui n’existe pas encore, et cela sur un type et un plan prescrits d’avance, – spectacle dont il y aurait quelque cruauté à se moquer.
Tandis que la philosophie, depuis longtemps déjà, était ainsi asservie à des intérêts généraux ou personnels, j’ai, pour mon compte, suivi paisiblement le cours de mes méditations ; il est vrai de dire que j’y étais comme contraint et entraîné par une sorte d’instinct irrésistible. Mais cet instinct était fortifié d’une conviction réfléchie : j’estimais que la vérité qu’un homme a découverte, ou la lumière qu’il a projetée sur quelque point obscur, peut un jour frapper un autre être pensant, l’émouvoir, le réjouir et le consoler ; c’est à lui qu’on parle, comme nous ont parlé d’autres esprits semblables à nous et qui nous ont consolés nous-mêmes dans ce désert de la vie. En attendant, on poursuit sa tâche et pour elle et pour soi. Mais, privilège singulier et remarquable des conceptions philosophiques ! celles-là seules qu’on a élaborées et approfondies pour son propre compte peuvent ensuite profiter aux autres, et jamais celles qui de prime abord leur sont destinées. Les premières sont aisément reconnaissables à la parfaite sincérité dont elles sont empreintes : rarement est-on disposé à se duper soi-même, et à se servir, comme on dit, des noix vides. – Par suite, aucune trace de sophisme, aucun verbiage dans les écrits : toute phrase confiée au papier paie aussitôt de sa peine celui qui la lit. De là cet éclatant caractère de loyauté et de franchise dont mes œuvres sont comme marquées au front : par ce premier trait elles contrastent déjà vivement avec celles des trois grands sophistes de la période post-kantienne. Mon point de vue est uniquement celui de la réflexion, consultation de la raison toujours fidèlement communiquée, jamais je ne recours à l’inspiration, qu’on décore du titre d’intuition intellectuelle ou de connaissance absolue, mais dont le véritable nom serait jactance vide et charlatanisme. Animé de cet esprit, et témoin en même temps de la faveur universelle que rencontraient la fausse et la mauvaise philosophie, des honneurs accordés à cette jactance(2) et à ce charlatanisme(3), j’ai depuis longtemps renoncé aux suffrages de mes contemporains. Comment une génération qui a pendant vingt ans proclamé un Hegel, ce Caliban intellectuel, le plus grand des philosophes, qui a fait retentir de ses louanges l’Europe entière, comment, dis-je, cette génération pourrait-elle rendre jaloux de ses applaudissements le spectateur d’une pareille comédie ? Elle n’a plus de couronnes de gloire à décerner ; sa faveur est prostituée, son mépris sans effet. Le sérieux de mes paroles a pour garant ma conduite : si je m’étais le moins du monde soucié de l’approbation de mes contemporains, j’aurais supprimé vingt passages de mes écrits qui heurtent de front toutes les idées reçues, et même ont parfois quelque chose de blessant. Mais je regarderais comme un crime d’en sacrifier une syllabe, pour me concilier la faveur du public. Jamais je n’ai eu qu’un guide, la vérité : en m’attachant à la suivre, je ne pouvais compter sur une autre estime que la mienne propre ; aussi détournais-je les yeux de la décadence intellectuelle du siècle et de la corruption presque universelle de notre littérature, où l’art d’adapter aux petites pensées les grands mots a été conduit au plus haut point. Si, malgré tout, je ne puis me flatter d’avoir échappé aux imperfections et aux défaillances qui me sont naturelles, tout au moins ne les aurai-je pas aggravées par d’indignes compromis.
Pour ce qui regarde cette seconde édition, je me félicite de n’avoir, après vingt-cinq années écoulées, rien à y retrancher : mes convictions essentielles ont donc, pour moi du moins, subi l’épreuve du temps. – Les changements introduits dans le premier volume, qui à lui seul reproduit tout le contenu de la première édition, ces changements, dis-je, ne portent jamais sur le fond, mais uniquement sur des détails accessoires ; ils consistent presque toujours en quelques brèves explications ajoutées çà et là au texte. – Seule la critique de la philosophie kantienne a été considérablement remaniée et éclaircie par de nouveaux développements ; ces additions n’auraient pu trouver place dans un supplément isolé, analogue à ceux que j’ai réunis dans le second volume, et qui forment un appendice à chacun des livres du premier, où j’expose ma doctrine personnelle. Si j’ai adopté pour ceux-ci un tel système de corrections et de développements, c’est que, durant les vingt-cinq années qui en ont suivi la première rédaction, ma méthode et ma manière d’exposer se sont tellement modifiées, qu’il m’eût été à peu près impossible de fondre en un tout unique les matières du premier et du second volume : une telle synthèse eût été aussi préjudiciable à l’un qu’à l’autre. Je donne donc séparément les deux œuvres, et souvent je n’ai rien changé à la première exposition, là où je parlerais aujourd’hui d’autre sorte ; c’est que je n’ai pas voulu gâter par la critique méticuleuse de la vieillesse l’œuvre de mes jeunes années. – Les corrections nécessaires à ce point de vue s’offriront d’elles-mêmes à l’esprit du lecteur avec le secours du second volume. Ils se complètent l’un l’autre, dans la plus entière acception du mot et offrent, au point de vue de la pensée, la même relation que les deux âges qu’ils représentent.
Ainsi, non seulement chacun des deux volumes renferme ce qu’on ne trouve pas dans l’autre, mais encore les mérites de l’un sont précisément ceux qui chez l’autre font défaut. Si donc la première partie de mon œuvre est supérieure à la seconde par les qualités qui sont le propre de l’ardeur juvénile et de la vigueur native de la pensée, en revanche la seconde l’emporte sur elle par la maturité et la lente élaboration des idées, le fruit d’une longue expérience et d’un effort persévérant. À l’âge où j’avais la force de concevoir tout d’une pièce l’idée fondamentale de mon système, puis de la poursuivre dans ses quatre ramifications pour revenir ensuite à leur tronc commun, enfin de la développer avec clarté dans son ensemble, alors j’étais incapable de parfaire toutes les parties de mon œuvre avec cette exactitude, cette pénétration et cette ampleur, que peut seule donner une méditation prolongée ; condition nécessaire pour éprouver une doctrine, pour l’éclairer de faits nombreux et de documents variés, pour en mettre en lumière tous les aspects, en faire ressortir dans un puissant contraste les perspectives diverses, enfin pour en distinguer avec netteté les éléments et les disposer dans le meilleur ordre possible. Je reconnais qu’il eût sans doute été plus agréable pour le lecteur d’avoir entre les mains un ouvrage venu d’un seul jet que deux moitiés de livre, dont on ne peut se servir qu’en les rapprochant l’une de l’autre ; mais je le prie de considérer qu’il m’eût fallu pour cela produire, à un moment donné de mon existence, ce qui ne pouvait l’être qu’à deux moments différents, autrement dit, réunir au même âge les dons que la nature a départis à deux périodes distinctes de la vie humaine. Je ne saurais mieux comparer cette nécessité de publier mon œuvre en deux parties complémentaires l’une de l’autre qu’au procédé employé pour rendre achromatique l’objectif d’une lunette, que l’on ne peut construire d’une seule pièce : on l’a obtenu par la combinaison d’une lentille concave de flint avec une lentille convexe de crown, et les propriétés réunies des deux lentilles ont amené le résultat désiré. – Au reste, l’ennui qu’éprouvera le lecteur d’avoir en main deux volumes à la fois sera peut-être compensé par la variété et le délassement que procure d’ordinaire un même sujet, conçu dans la même tête et développé par le même esprit, mais à des âges fort différents. Il y a intérêt cependant, pour celui qui n’est pas encore familiarisé avec ma philosophie, de commencer par lire le premier volume en entier, sans s’inquiéter des Suppléments, et de n’y recourir qu’après une seconde lecture ; autrement il embrasserait difficilement le système dans son ensemble, tel qu’il n’apparaît que dans le premier volume ; le second, au contraire, ne présente que les points essentiels de la doctrine confirmés par plus de détails et de plus amples développements.
Au cas où l’on ne serait pas disposé à relire le premier volume, on ferait bien néanmoins de ne prendre connaissance du second qu’après avoir achevé le premier et de le lire à part dans l’ordre de succession des chapitres. Ceux-ci, il est vrai, ne se relient pas toujours très étroitement entre eux, mais il sera facile de suppléer à cet enchaînement par les souvenirs du premier volume, si une fois on s’en est bien pénétré ; d’ailleurs, on trouvera partout des renvois aux passages correspondants de ce premier volume, et à cet effet j’ai substitué dans la seconde édition des paragraphes numérotés aux simples traits qui marquaient les divisions dans la première.
Déjà dans la préface de la première édition, j’ai déclaré que ma philosophie procède de celle de Kant, et suppose par suite une connaissance approfondie de cette dernière ; je tiens à le répéter ici. Car la doctrine de Kant bien comprise amène dans tout esprit un changement d’idées si radical, qu’on y peut voir une véritable rénovation intellectuelle ; elle seule, en effet, a la puissance de nous délivrer entièrement de ce réalisme instinctif, qui semble résulter de la destination primitive de l’intelligence : c’est une entreprise à laquelle ni Berkeley ni Malebranche ne sauraient suffire, enfermés qu’ils sont l’un et l’autre dans les généralités : Kant, au contraire, descend dans les derniers détails, et cela avec une méthode qui ne comporte pas plus d’imitation qu’elle n’a eu de modèle ; sa vertu sur l’esprit est singulière et pour ainsi dire instantanée ; elle arrive à le désabuser absolument de ses illusions et à lui faire voir toutes choses sous un jour entièrement nouveau.
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