Diogène Laërce a donné l’expression la plus brève et la plus compréhensive de ce célèbre dogme platonicien (III, 12) : Ο Πλατων φησι τη φυσει τας ιδεας εσταναι καθαπερ παραδειγματα τα δ'αλλα ταυταις εοικεναι, τουτων ομοιωματα καθεστωτα. [Selon Platon, les Idées sont dans la nature en qualité de modèles, et les autres choses leur ressemblent seulement et sont à leur image.] Je ne m’étendrai pas davantage sur l’emploi abusif que Kant a fait du mot « idée » : on trouvera le nécessaire là-dessus dans mon Supplément.
26.
[L’ÉTIOLOGIE, OU SCIENCE DES CAUSES, N’EXPLIQUE QUE L’ENCHAÎNEMENT DANS LE TEMPS ET DANS L’ESPACE, DES PHÉNOMÈNES DE LA VOLONTÉ ; LA PHILOSOPHIE SEULE PEUT ATTEINDRE L’ORIGINE DE CES PHÉNOMÈNES, EN LES RATTACHANT À DES IDÉES OU FORCES NATURELLES, ET PAR LÀ À LA VOLONTÉ.]
Les forces générales de la nature nous apparaissent comme le degré le plus bas de l’objectivation de la volonté ; elles se manifestent dans toute matière, sans exception, comme la pesanteur, l’impénétrabilité, et, d’autre part, elles se partagent la matière, de telle sorte que les unes dominent ici, les autres là, dans une matière spécifiquement différente, comme la solidité, la fluidité, l’élasticité, l’électricité, le magnétisme, les propriétés chimiques, et les qualités de toute espèce. Elles sont en soi les manifestations immédiates de la volonté, aussi bien que de l’activité humaine ; comme telles, elles n’ont pas de raison (grundlos), pas plus que le caractère de l’homme ; leurs seuls phénomènes sont soumis au principe de raison somme les actes de l’homme ; mais elles-mêmes ne peuvent jamais être une activité ou une cause, elles sont les conditions préalables de toute cause et de toute activité par lesquelles se manifeste leur essence particulière. Aussi il est ridicule de demander quelle est la cause de la pesanteur ou de l’électricité : ce sont là des forces primitives, dont les manifestations se produisent en vertu de certaines causes, si bien que chacune de ces manifestations a une cause qui, comme telle, est elle-même un phénomène, et qui détermine l’apparition de telle force en tel point de l’espace ou du temps ; mais la force elle-même n’est pas l’effet d’une cause ou la cause d’un effet. C’est pourquoi il est faux de dire : « la pesanteur est la cause de la chute de la pierre. » C’est bien plutôt le voisinage de la terre qui attire les corps. Supprimez la terre, et la pierre ne tombera pas, bien qu’elle soit encore pesante. La force est en dehors de la chaîne des causes et des effets, qui suppose le temps, et qui n’a de signification que par rapport à lui ; mais elle-même est en dehors du temps. Tel changement particulier a pour cause un autre changement particulier : il n’en est pas de même de la force dont il est la manifestation ; car l’activité d’une cause, toutes les fois qu’elle se produit, provient d’une force naturelle ; comme telle, elle est sans raison et gît en dehors de la chaîne des causes et en général en dehors du domaine du principe de raison ; on la connaît philosophiquement comme objectité immédiate de la volonté, qui est la chose en soi de toute la nature. En étiologie, et dans le cas particulier de la physique, elle ressort comme force primitive, c’est-à-dire qualitas occulta.
C’est aux degrés extrêmes de l’objectité de la volonté que nous voyons l’individualité se produire d’une manière significative, notamment dans l’homme, comme la grande différence des caractères individuels, c’est-à-dire comme personnalité complète. Elle s’exprime déjà à l’extérieur par une physionomie fortement accentuée, qui affecte toute la forme du corps. L’individualité est loin d’atteindre un degré si élevé chez les animaux ; ils n’en ont qu’une légère teinte, et encore, ce qui domine absolument en eux, c’est le caractère de la race ; aussi n’ont-ils presque pas de physionomie individuelle. Plus on descend l’échelle animale, plus on voit s’évanouir toute trace de caractère individuel dans le caractère général de la race, dont la physionomie ainsi reste seule. Dès que l’on connaît le caractère psychologique de la famille, on sait exactement ce qu’il faut attendre de l’individu. Dans l’espèce humaine, au contraire, chaque individu veut être étudié et approfondi pour lui-même, ce qui est de la plus grande difficulté quand on veut déterminer à l’avance la conduite de cet individu, puisque, à l’aide de la raison, il peut feindre un caractère qu’il n’a pas vraisemblablement, nous devons attribuer à la différence de l’espèce humaine avec les autres ce fait que les circonvolutions du cerveau, qui manquent encore chez les oiseaux et sont très faibles chez les rongeurs, sont chez les animaux supérieurs bien plus symétriques des deux côtés et bien plus constantes dans chaque individu que chez l’homme(40). Mais il y a un autre phénomène qui montre mieux cette individualité de caractère, qui marque une différence si profonde entre l’homme et les animaux : c’est que, chez ceux-ci, l’instinct sexuel se satisfait sans aucun choix préalable, tandis que ce choix chez l’homme, – quoique indépendant de la réflexion et tout instinctif, – est poussé si loin qu’il dégénère en une passion violente.
Ainsi donc, l’homme nous apparaît comme une manifestation particulière et caractérisée de la volonté, dans une certaine mesure, comme une idée particulière ; les animaux, au contraire, manquent de ce caractère individuel, attendu que l’espèce seule a une signification particulière et que les traces de caractère disparaissent à mesure qu’on s’éloigne de l’homme ; les plantes n’ont d’autres particularités individuelles que celles qui résultent de l’influence favorable ou défavorable du climat, ou de toute autre circonstance. Toute individualité disparaît enfin dans le règne inorganique de la nature. Le cristal seul, dans une certaine mesure, peut être encore considéré comme un individu : c’est une unité d’effort dans des directions déterminées, effort arrêté brusquement par la solidification, qui en conserve la trace. C’est un agrégat formé autour d’un noyau élémentaire, et maintenu par une idée d’unité, absolument comme l’arbre est un agrégat formé par une fibre unique qui apparaît et se répète dans chaque nervure de la feuille, dans chaque rameau, ce qui fait qu’on peut considérer chacune de ces parties comme une plante séparée vivant en parasite sur la grande ; de cette façon, l’arbre, semblable en cela au cristal, est une agrégation systématique de petites plantes, mais c’est l’ensemble seulement qui est la représentation parfaite d’une idée indivisible, c’est-à-dire de ce degré déterminé d’objectivation de la volonté. Les individus de la même famille de cristaux ne peuvent avoir d’autres différences que celles amenées par les circonstances extérieures ; on peut même, à volonté, faire cristalliser chaque espèce en gros ou en petits cristaux. L’individu, comme tel, c’est-à-dire portant quelque trace de caractère individuel, ne se rencontre plus dans la nature inorganique. Tous les phénomènes ne sont que des manifestations de forces naturelles générales, c’est-à-dire de degrés de l’objectivation de la volonté, qui ne se manifestent pas (comme dans la nature organique) par la différence des individualités, qui expriment partiellement le contenu total de l’idée, mais qui se manifestent seulement dans l’espèce, qu’elles représentent entièrement et sans déviation, dans chaque phénomène isolé. Comme le temps, l’espace, la pluralité, la nécessité de la cause n’appartiennent ni à la volonté, ni à l’idée (qui est un degré de l’objectivation de la volonté), mais uniquement aux phénomènes isolés, il faut que, dans les innombrables phénomènes d’une force naturelle par exemple de la pesanteur ou de l’électricité, elles se manifestent de la même manière ; seules les circonstances extérieures peuvent modifier le phénomène. Cette unité dans son essence, dans ses manifestations, dans l’invariable constance de sa production, dès qu’en sont données les conditions, c’est-à-dire le fil conducteur de la causalité, c’est une loi de la nature. Dès qu’une telle loi est connue par l’expérience, on peut exactement déterminer et calculer à l’avance la manifestation de la force naturelle, dont le caractère est exprimé et comme déféré dans la loi dont il s’agit. C’est précisément ce fait, que les phénomènes des degrés inférieurs de l’objectivation de la volonté sont soumis à des lois, qui établit une si grande différence entre eux et les phénomènes de la volonté, même au degré le plus haut et le plus significatif de son objectivation, chez les animaux, chez l’homme et dans sa conduite. Là, le caractère individuel, plus ou moins fortement marqué, la détermination de la conduite par les motifs (qui reste souvent cachée au spectateur, parce qu’elle gît dans la conscience), tout cela a empoché de voir bien nettement jusqu’ici l’identité des deux espèces de phénomènes dans leur essence intime.
L’infaillibilité des lois de la nature offre, – quand on part de la connaissance du particulier, et non de la connaissance de l’idée, – quelque chose qui nous dépasse, et même qui parfois nous semble terrible. On peut s’étonner que la nature n’oublie jamais ses lois ; ainsi, par exemple, deux corps se rencontrent, et, suivant une loi, dans de certaines conditions, une combinaison chimique a lieu, un dégagement de gaz ou une ignition ; eh bien, que les conditions soient de nouveau données, soit par nos soins, ou soit par hasard (auquel cas notre surprise est d’autant plus grande que le fait est plus inattendu), et immédiatement, à point nommé, aujourd’hui comme il y a mille ans, le phénomène se produit. Le merveilleux de la chose nous frappe surtout en présence de phénomènes rares, bien qu’annoncés à l’avance, et qui ne se produisent qu’à l’aide de combinaisons très subtiles, comme par exemple lorsque, des plaques de certains métaux étant empilées de façon à se toucher alternativement, et à toucher en même temps un liquide acide, on vient à placer aux extrémités de cette chaîne deux feuilles minces d’argent, qui brûlent aussitôt avec une flamme verte ; ou bien aussi lorsque, dans de certaines conditions, le diamant, ce corps si dur, se transforme en acide carbonique. Ce qui nous étonne alors, c’est cette ubiquité des forces naturelles, semblable à celle des esprits ; les phénomènes de tous les jours qui passent inaperçus sous nos yeux nous frappent ici ; nous saisissons tout le mystère qu’il y a dans la dépendance de l’effet et de la cause, dépendance qui nous semble la même qu’entre la formule magique et l’esprit qu’elle évoque. Par contre, avons-nous pénétré dans cette notion philosophique qu’une force naturelle est un degré de l’objectivation de la volonté, c’est-à-dire de ce que nous reconnaissons pour notre essence propre ; – que cette volonté en elle-même, et indépendamment de son phénomène et de ses formes, se trouve en dehors du temps et de l’espace ; – que la pluralité dont ces formes sont la condition ne se rattache ni à la volonté, ni directement à son degré d’objectivation, c’est-à-dire à l’idée, mais d’abord au phénomène de cette idée, et que la loi de causalité n’a de signification qu’en fonction du temps et de l’espace, en ce sens que, dans le temps et l’espace, réglant l’ordre dans lequel ils doivent apparaître, elle assigne leur place aux multiples phénomènes des différentes idées par où se manifeste la volonté ; – avons-nous, dis-je, reconnu, en pénétrant jusqu’au sens profond du grand enseignement de Kant, que le temps, l’espace et la causalité n’appartiennent pas à la chose en soi, mais seulement à son phénomène ; qu’ils ne sont que des formes de notre connaissance, et non pas des attributs essentiels de la chose en soi ; alors cet étonnement devant la ponctuelle régularité d’action d’une force naturelle et la parfaite uniformité de ses millions de manifestations qui se produisent avec une infaillible exactitude, deviendra pour nous semblable à l’étonnement d’un enfant ou d’un sauvage qui, pour la première fois, voyant une fleur à travers un cristal à mille facettes, aperçoit des milliers de fleurs identiques et s’en émerveille, et se met à compter une à une les feuilles de chacune de ces fleurs.
À son origine et dans son universalité, une force naturelle n’est dans son essence rien autre chose que l’objectivation, à un degré inférieur, de la volonté.
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