Waldron, très rouge, poursuivit ses observations. De temps à autre, quand il se livrait à une affirmation, il lançait un regard venimeux à son contradicteur, qui semblait sommeiller lourdement, avec le même large sourire béat sur son visage.

Enfin la conférence prit fin. Je suppose que la conclusion fut légèrement précipitée, car la péroraison manqua de tenue et de logique : le fil de l’argumentation avait été brutalement cassé. L’assistance demeura dans l’expectative. Waldron se rassit. Le président émit un gazouillement ; sur quoi le Pr Challenger se leva et s’avança à l’angle de l’estrade. Animé par mon zèle professionnel, je pris son discours en sténo.

– Mesdames et messieurs… commença-t-il. Pardon ! Mesdames, messieurs, mes enfants… Je m’excuse : j’avais oublié par inadvertance une partie considérable de cette assistance. [Tumulte, pendant lequel le professeur demeura une main en l’air et la tête penchée avec sympathie : on aurait dit qu’il allait bénir la foule.] J’ai été désigné pour mettre aux voix une adresse de remerciements à M. Waldron pour le message très imagé et très bien imaginé que vous venez d’entendre. Sur certains points, je suis en désaccord avec lui, et mon devoir me commandait de le dire au fur et à mesure qu’ils défilaient. Mais néanmoins, M. Waldron a bien atteint son but, ce but étant de nous faire connaître, d’une manière simple et intéressante, sa conception personnelle de l’histoire de notre planète. Les conférences populaires sont ce qu’il y a de plus facile à écouter, mais M. Waldron… [ici il darda un regard pétillant en direction du conférencier] m’excusera si j’affirme que de toute nécessité elles sont à la fois superficielles et fallacieuses, puisqu’elles doivent se placer à la portée d’un auditoire ignorant. [Applaudissements ironiques.] Les conférenciers populaires sont par nature des parasites. [Furieuse dénégation de M. Waldron.] Ils exploitent, pour se faire une renommée ou pour gagner de l’argent, le travail qui a été accompli par leurs frères pauvres et inconnus. Le plus petit fait nouveau obtenu en laboratoire, une brique supplémentaire apportée pour l’édification du temple de la science a beaucoup plus d’importance que n’importe quel exposé de seconde main, qui fait certes passer une heure, mais qui ne laisse derrière lui aucun résultat utile. J’exprime cette réflexion qui est l’évidence même, pas du tout mû par le désir de dénigrer M. Waldron personnellement, mais afin que vous ne perdiez pas le sens des proportions et que vous ne preniez pas l’enfant de chœur pour le grand prêtre. [À cet endroit, M. Waldron chuchota quelques mots au président, qui se leva à demi et s’adressa avec sévérité à la carafe.] Mais assez là-dessus. [Vifs applaudissements prolongés.] Abordons un sujet d’un intérêt plus vaste. Quel est le point particulier sur lequel, moi, chercheur depuis toujours, j’ai défié l’habileté de notre conférencier ? Sur la permanence de certains types de la vie animale sur la terre. Je ne parle pas sur ce sujet en amateur, non plus, ajouterai-je, en conférencier populaire. Je parle comme quelqu’un dont la conscience scientifique lui impose de coller aux faits. En cette qualité, je déclare que M. Waldron commet une grosse erreur lorsqu’il suppose, parce qu’il n’a jamais vu de ses propres yeux ce qu’on appelle un animal préhistorique, que ce genre de créatures n’existe plus. Ils sont en fait, ainsi qu’il l’a dit, nos ancêtres, mais ils sont, si j’ose ainsi m’exprimer, nos ancêtres contemporains, que n’importe qui peut encore rencontrer avec toutes leurs caractéristiques hideuses et formidables, à condition d’avoir l’énergie et la hardiesse de les chercher dans leurs repaires. Des créatures que l’on suppose être jurassiques, des monstres qui chasseraient et dévoreraient nos plus gros et nos plus féroces mammifères existent encore. [Cris de : « Idiot !… Prouvez-le !… Comment le savez-vous ?… à démontrer ! »] Comment est-ce que je sais ? me demandez-vous. Je le sais parce que j’en ai vu quelques-uns. [Applaudissements, vacarme, et une voix : « Menteur ! »] Suis-je un menteur ? [Chaleureux et bruyant assentiment général.] Ai-je bien entendu quelqu’un me traiter de menteur ? La personne qui m’a traité de menteur aurait-elle l’obligeance de se lever pour que je puisse faire sa connaissance ? [Une voix : « La voici, monsieur ! » et un petit bonhomme inoffensif à lunettes, se débattant désespérément, fut hissé par-dessus un groupe d’étudiants.] C’est vous qui vous êtes aventuré à me traiter de menteur ? [« Non, monsieur, non ! » cria l’accusé, qui disparut comme un diable dans sa boîte.] Si dans la salle il se trouve quelqu’un qui doute de ma sincérité, je serai très heureux de lui dire deux mots après la conférence. [« Menteur ! »] Qui a dit cela ? [De nouveau le bonhomme inoffensif fut levé à bout de bras alors qu’il tentait de plonger, épouvanté, dans la foule.] Si je descends parmi vous… [Chœur général : « Viens, poupoule ! Viens. » La séance fut interrompue pendant quelques minutes. Le président, debout et agitant ses bras, semblait conduire un orchestre. Le professeur, écarlate, avec ses narines dilatées et sa barbe hérissée, allait visiblement donner libre cours à son humeur de dogue.] Toutes les grandes découvertes ont été accueillies par la même incrédulité.