Vous êtes doué pour la description. Pourquoi désirez-vous me voir ?
– Pour vous demander une faveur.
Il parut inquiet ; ses yeux se détournèrent des miens.
– Tut, tut, tut ! De quoi s’agit-il ?
– Pensez-vous, monsieur, que vous pourriez m’envoyer sur une grande enquête, me confier une mission pour le journal ? Je ferais de mon mieux pour la réussir et vous rapporter de la bonne copie.
– Quel genre de mission avez-vous en tête, monsieur Malone ?
– Mon Dieu, monsieur, n’importe quoi qui cumule l’aventure et le danger. Réellement, je ferais de mon mieux. Plus ce serait difficile, mieux cela me conviendrait.
– On dirait que vous avez très envie de risquer votre vie.
– De la justifier, monsieur !
– Oh ! oh ! Voici qui est, monsieur Malone, très… très excessif. J’ai peur que l’époque pour ce genre de travail ne soit révolue. Les frais que nous engageons pour un envoyé spécial sont généralement supérieurs au bénéfice qu’en tire le journal… Et puis, naturellement, de telles missions sont uniquement octroyées à des hommes expérimentés, dont le nom représente une garantie pour le public qui nous fait confiance. Regardez la carte : les grands espaces blancs qui y figurent sont en train de se remplir, et nulle part il ne reste de place pour le romanesque… Attendez, pourtant !…
Un sourire imprévu éclaira son visage. Il réfléchit, puis : « En vous parlant de ces espaces blancs sur la carte, une idée m’est venue. Pourquoi ne démasquerions-nous pas un fraudeur… un Münchhausen moderne… et n’exposerions-nous pas ses ridicules ? Vous pourriez le présenter au public pour ce qu’il est : c’est-à-dire un menteur ! Eh ! eh ! ça ne serait pas mal ! Qu’est-ce que vous en pensez ?
– N’importe quoi. N’importe où. Ça m’est égal.
McArdle se plongea dans une longue méditation, d’où il sortit pour murmurer :
– Je me demande si vous pourriez avoir des rapports amicaux… ou même des rapports tout court avec ce phénomène. Il est vrai que vous paraissez posséder un vague génie pour vous mettre bien avec les gens : appelons cela de la sympathie, ou un magnétisme animal, ou la vitalité de la jeunesse, ou je ne sais quoi… Moi-même je m’en rends compte.
– Vous êtes très aimable, monsieur !
– Dans ces conditions, pourquoi ne tenteriez-vous pas votre chance auprès du Pr Challenger, de Enmore Park ?
Je conviens que je fus momentanément désarçonné.
– Challenger ! m’écriai-je. Le Pr Challenger, le zoologiste célèbre ? Celui qui fracassa le crâne de Blundell, du Telegraph ?
Mon rédacteur en chef me dédia son plus large sourire.
– Et après ? Ne m’avez-vous pas dit que vous cherchiez des aventures ?
Je m’empressai de rectifier :
– En rapport avec mon travail, monsieur !
– Que vous dis-je d’autre ? Je ne suppose pas qu’il soit toujours aussi violent… Il est probable que Blundell l’a pris au mauvais moment, ou maladroitement. Peut-être aurez-vous plus de chance, ou plus de tact, en le maniant. Je discerne là quelque chose qui vous irait comme un gant, et dont la Gazette pourrait profiter.
– Je ne sais rien du tout sur lui. Je me rappelle son nom parce qu’il a comparu devant le tribunal pour avoir frappé Blundell…
– J’ai quelques renseignements pour votre information, monsieur Malone.
« J’ai tenu le professeur à l’œil pendant quelque temps, ajouta-t-il en tirant un papier d’un tiroir. Voici un résumé biographique ; je vais vous en donner rapidement connaissance : Challenger George Edward, né à Largs en 1863, a fait ses études à l’académie de Largs et à l’université d’Édimbourg. Assistant au British Museum en 1892. Conservateur adjoint de la section d’anthropologie comparée en 1893. Démissionné la même année à la suite d’une correspondance acerbe. Lauréat de la médaille Crayston pour recherches zoologiques. Membre étranger de… bah ! de toutes sortes de sociétés, il y en a plusieurs lignes imprimées en petit !… Société belge, Académie américaine des sciences, La Plata, etc. Ex-président de la Société de paléontologie. Section H. British Association… et j’en passe !… Publications : Quelques observations sur une collection de crânes kalmouks ; Grandes Lignes de l’évolution des vertébrés ; et de nombreux articles de revues, parmi lesquels : L’Erreur de base de la théorie de Weissmann, qui a suscité de chaudes discussions au congrès zoologique de Vienne. Distractions favorites : la marche à pied, l’alpinisme. Adresse : Enmore Park, Kensington, West. Prenez ce papier avec vous. Ce soir, je n’ai rien d’autre à vous offrir.
Je mis le papier dans ma poche.
– Une minute, monsieur ! dis-je en réalisant soudain que j’avais encore en face de moi une tête rose et non un dangereux sanguin. Je ne vois pas très bien pourquoi j’interviewerais ce professeur.
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