Si c’est un sportif, ça ne lui déplaira pas.

– Ah ! vous croyez ça ? Revêtez alors une cotte de mailles, ou un équipement pour le rugby américain ! ça vaudra mieux… Eh bien ! mon cher, bonsoir ! J’aurai mercredi matin la réponse que vous espérez… s’il daigne vous répondre. C’est un tempérament violent, dangereux, hargneux, détesté par tous ceux qui ont eu affaire à lui ; la tête de turc des étudiants, pour autant qu’ils osent prendre une liberté avec lui. Peut-être aurait-il été préférable pour vous que vous n’ayez jamais entendu prononcer son nom !

CHAPITRE III – Un personnage parfaitement impossible

L’espoir ou la crainte de mon ami ne devaient pas se réaliser. Quand je passai le voir mercredi, il y avait une lettre timbrée de West Kensington ; sur l’enveloppe mon nom était griffonné par une écriture qui ressemblait à un réseau de fils de fer barbelés. Je l’ouvris pour la lire à haute voix à Tarp Henry.

Monsieur,

J’ai bien reçu votre billet, par lequel vous affirmez souscrire à mes vues. Apprenez d’abord qu’elles ne dépendent pas d’une approbation quelconque, de vous ou de n’importe qui. Vous avez aventuré le mot « spéculation » pour qualifier ma déclaration sur le darwinisme, et je voudrais attirer votre attention sur le fait qu’un tel mot dans une telle affaire est offensant jusqu’à un certain point. Toutefois, le contexte me convainc que vous avez péché plutôt par ignorance et manque de tact que par malice, aussi je ne me formaliserai pas. Vous citez une phrase isolée de ma conférence, et il apparaît que vous éprouvez de la difficulté à la comprendre. J’aurais cru que seule une intelligence au-dessous de la moyenne pouvait avoir du mal à en saisir le sens ; mais si réellement elle nécessite un développement, je consentirai à vous recevoir à l’heure indiquée, bien que je déteste cordialement les visites et les visiteurs de toute espèce. Quant à votre hypothèse que je pourrais modifier mon opinion, sachez que je n’ai pas l’habitude de le faire une fois que j’ai exprimé délibérément des idées mûries. Vous voudrez bien montrer cette enveloppe à mon domestique Austin quand vous viendrez, car il a pour mission de me protéger contre ces canailles indiscrètes qui s’appellent « journalistes ».

Votre dévoué

George Edward Challenger.

Le commentaire qui tomba des lèvres de Tarp Henry fut bref :

– Il y a un nouveau produit, la cuticura, ou quelque chose comme ça, qui est plus efficace que l’arnica.

Les journalistes ont vraiment un sens extraordinaire de l’humour !

Il était près de dix heures et demie quand le message me fut remis, mais un taxi me fit arriver en temps voulu pour mon rendez-vous. Il me déposa devant une imposante maison à portique ; aux fenêtres, de lourds rideaux défendaient le professeur contre la curiosité publique ; tout l’extérieur indiquait une opulence certaine.

La porte me fut ouverte par un étrange personnage au teint basané, sans âge ; il portait une veste noire de pilote et des guêtres de cuir fauve. Je découvris plus tard qu’il servait de chauffeur, mais qu’également il comblait les trous dans la succession de maîtres d’hôtel très éphémères. Son œil bleu clair, inquisiteur en diable, me dévisagea.

– Convoqué ? me demanda-t-il.

– Un rendez-vous.

– Avez-vous votre lettre ?

Je lui montrai l’enveloppe.

– Ça va !

Il semblait avare de paroles. Je le suivis dans le corridor, mais je fus assailli au passage par une petite bonne femme qui jaillit de la porte de la salle à manger. Elle était vive et pétillante, elle avait les yeux noirs, elle inclinait davantage vers le type français que vers le type anglais.

– Un instant ! dit-elle. Attendez, Austin. Rentrez par ici, monsieur. Puis-je vous demander si vous avez déjà rencontré mon mari ?

– Non, madame, je n’ai pas eu cet honneur.

– Alors d’avance je vous présente des excuses. Je dois vous prévenir qu’il est un personnage parfaitement impossible… absolument impossible ! Vous voilà averti : tenez-en compte !

– C’est très aimable à vous, madame.

– Quittez rapidement la pièce s’il paraît disposé à la violence. Ne perdez pas votre temps à vouloir discuter avec lui. Plusieurs visiteurs ont couru ce risque : ils ont été abîmés plus ou moins gravement ; il s’ensuit toujours un scandale public qui nous éclabousse tous, et moi en particulier.

« Je suppose que ce n’est pas à propos de l’Amérique du Sud que vous désirez le voir ?

Comment mentir à une dame ?

– Mon Dieu ! C’est le sujet le plus dangereux ! Vous ne croirez pas un mot de ce qu’il vous dira… J’en suis sûre ! Je n’en serais pas surprise !… Mais ne le lui faites pas voir, car sa violence atteindrait son paroxysme. Faites semblant de le croire : peut-être alors tout se passera-t-il bien. Rappelez-vous qu’il y croit lui-même. Je m’en porte garante. Il n’y a pas plus honnête que lui ! Mais je vous quitte, autrement ses soupçons pourraient s’éveiller… Si vous sentez qu’il devient dangereux… réellement dangereux, alors sonnez la cloche et échappez-lui jusqu’à ce que j’arrive. Généralement, même dans ses pires moments, je parviens à l’apaiser.

Ce fut sur ces propos très encourageants que la dame me remit aux mains du taciturne Austin qui, comme la discrétion statufiée en bronze, avait attendu la fin de notre entretien. Il me conduisit au bout du corridor. Là, il y eut d’abord un petit coup à la porte ; ensuite, émis de l’intérieur, un beuglement de taureau ; enfin, seul à seul, le Pr Challenger et votre serviteur.

Il était assis sur un fauteuil tournant, derrière une large table couverte de livres, de cartes, de schémas.