Au bas de l’échelle, les mollusques et les faibles créatures de la mer ; puis, en remontant par les reptiles et les poissons, un rat-kangourou femelle, créature qui porte devant elle ses petits, ancêtre en droite ligne de tous les mammifères et, probablement, de tous les auditeurs de cette conférence.

– Non, non ! protesta un étudiant sceptique dans les derniers rangs.

– Si le jeune gentleman à la cravate rouge qui a crié « non, non ! » et qui a ainsi vraisemblablement revendiqué d’être éclos d’un œuf avait la bonté de l’attendre après la conférence, le conférencier serait heureux de contempler un tel phénomène. [Rires.]

Il était étrange de penser que le plus haut degré de l’antique processus naturel consistait dans la création de ce gentleman à la cravate rouge. Mais est-ce que le processus s’était arrêté ? Est-ce que ce gentleman pouvait être considéré comme le type ultime – l’apogée, la conclusion de l’évolution ? Il espérait qu’il ne froisserait pas les sentiments du gentleman à la cravate rouge s’il soutenait que, quelles que fussent les qualités que pouvait posséder ce gentleman dans sa vie privée, le processus universel ne se trouverait pas entièrement justifié s’il n’aboutissait qu’à cette production. L’évolution n’était pas une force épuisée, mais une force qui travaillait encore, et qui tenait en réserve de bien plus grandes réussites.

 

Ayant ainsi joué très joliment, sous les petits rires de l’assistance, avec son interrupteur, le conférencier revint à son tableau du passé : l’assèchement des mers, l’émergence des bancs de sable, la vie léthargique et visqueuse qui gisait sur leurs bords, les lagons surpeuplés, la tendance des animaux aquatiques à se réfugier sur les plages de vase, l’abondante nourriture qui les y attendait, et en conséquence leur immense prolifération et leur développement.

« D’où, mesdames et messieurs, s’écria-t-il, cette terrifiante engeance de sauriens qui épouvantent encore notre regard quand nous les voyons dans des reproductions approximatives, mais qui ont heureusement disparu de la surface du globe longtemps avant que l’homme y fût apparu.

– C’est à savoir ! gronda une voix sur l’estrade.

M. Waldron était doué pour l’humour acide, comme le gentleman à la cravate rouge en avait fait l’expérience, et il était dangereux de l’interrompre. Mais cette interjection lui sembla tellement absurde qu’il en resta pantois. Semblable à l’astronome assailli par un fanatique de la terre plate, il s’interrompit, puis répéta lentement :

– Disparu avant l’apparition de l’homme.

– C’est à savoir ! gronda une nouvelle fois la voix.

Waldron, ahuri, passa en revue la rangée de professeurs sur l’estrade, jusqu’à ce que ses yeux se posassent sur Challenger, bien enfoncé sur sa chaise et les yeux clos : il avait une expression heureuse, à croire qu’il souriait en dormant.

– Je vois ! fit Waldron en haussant les épaules. C’est mon ami le Pr Challenger !

Et parmi les rires il reprit le fil de sa conférence, comme s’il avait fourni une explication concluante et qu’il n’avait nul besoin d’en dire davantage.

Mais l’incident était loin d’être vidé. Quel que fût le chemin où s’engageait le conférencier pour nous ramener aux régions inexplorées du passé, il aboutissait invariablement à la conclusion que la vie préhistorique était éteinte ; et, non moins invariablement, cette conclusion provoquait aussitôt le même grondement du professeur. L’assistance se mit à anticiper sur l’événement et à rugir de plaisir quand il se produisait. Les travées d’étudiants se piquèrent au jeu ; chaque fois que la barbe de Challenger s’ouvrait, avant qu’un son n’en sortît, cent voix hurlaient :

– C’est à savoir !

À quoi s’opposaient des voix aussi nombreuses :

– À l’ordre ! C’est une honte !

Waldron avait beau être conférencier endurci et homme robuste, il se laissa démonter. Il hésitait, bafouillait, se répétait, s’embarquait dans de longues phrases où il se perdait… Finalement il se tourna, furieux, vers le responsable de ses ennuis.

– Cela est réellement intolérable ! cria-t-il. Je me vois dans l’obligation de vous demander, professeur Challenger, de mettre un terme à ces interruptions grossières qui suent l’ignorance !

Ce fut un beau chahut ! Les étudiants étaient ravis de voir les grands dieux de leur olympe se quereller entre eux. Challenger souleva de sa chaise sa silhouette massive.

– Et à mon tour je me vois dans l’obligation de vous demander, monsieur Waldron, de mettre un terme à des assertions qui ne sont pas strictement conformes aux faits scientifiques.

Ces paroles déchaînèrent une tempête.

– C’est honteux ! Honteux ! Écoutez-le ! Sortez-le ! Jetez-le à bas de l’estrade ! Soyez beaux joueurs !

Voilà ce qui traduisait l’amusement ou la fureur. Le président, debout, battait des mains et bêlait très excité :

– Professeur Challenger… Des idées… personnelles… plus tard…

Ces mots étaient les pics solides qui émergeaient au-dessus d’un murmure inaudible. L’interrupteur s’inclina, sourit, caressa sa barbe et retomba sur sa chaise. Waldron, très rouge, poursuivit ses observations. De temps à autre, quand il se livrait à une affirmation, il lançait un regard venimeux à son contradicteur, qui semblait sommeiller lourdement, avec le même large sourire béat sur son visage.

Enfin la conférence prit fin. Je suppose que la conclusion fut légèrement précipitée, car la péroraison manqua de tenue et de logique : le fil de l’argumentation avait été brutalement cassé. L’assistance demeura dans l’expectative. Waldron se rassit. Le président émit un gazouillement ; sur quoi le Pr Challenger se leva et s’avança à l’angle de l’estrade. Animé par mon zèle professionnel, je pris son discours en sténo.

– Mesdames et messieurs… commença-t-il. Pardon ! Mesdames, messieurs, mes enfants… Je m’excuse : j’avais oublié par inadvertance une partie considérable de cette assistance. [Tumulte, pendant lequel le professeur demeura une main en l’air et la tête penchée avec sympathie : on aurait dit qu’il allait bénir la foule.] J’ai été désigné pour mettre aux voix une adresse de remerciements à M. Waldron pour le message très imagé et très bien imaginé que vous venez d’entendre. Sur certains points, je suis en désaccord avec lui, et mon devoir me commandait de le dire au fur et à mesure qu’ils défilaient. Mais néanmoins, M. Waldron a bien atteint son but, ce but étant de nous faire connaître, d’une manière simple et intéressante, sa conception personnelle de l’histoire de notre planète. Les conférences populaires sont ce qu’il y a de plus facile à écouter, mais M. Waldron… [ici il darda un regard pétillant en direction du conférencier] m’excusera si j’affirme que de toute nécessité elles sont à la fois superficielles et fallacieuses, puisqu’elles doivent se placer à la portée d’un auditoire ignorant. [Applaudissements ironiques.] Les conférenciers populaires sont par nature des parasites. [Furieuse dénégation de M. Waldron.] Ils exploitent, pour se faire une renommée ou pour gagner de l’argent, le travail qui a été accompli par leurs frères pauvres et inconnus. Le plus petit fait nouveau obtenu en laboratoire, une brique supplémentaire apportée pour l’édification du temple de la science a beaucoup plus d’importance que n’importe quel exposé de seconde main, qui fait certes passer une heure, mais qui ne laisse derrière lui aucun résultat utile. J’exprime cette réflexion qui est l’évidence même, pas du tout mû par le désir de dénigrer M. Waldron personnellement, mais afin que vous ne perdiez pas le sens des proportions et que vous ne preniez pas l’enfant de chœur pour le grand prêtre. [À cet endroit, M. Waldron chuchota quelques mots au président, qui se leva à demi et s’adressa avec sévérité à la carafe.] Mais assez là-dessus. [Vifs applaudissements prolongés.] Abordons un sujet d’un intérêt plus vaste. Quel est le point particulier sur lequel, moi, chercheur depuis toujours, j’ai défié l’habileté de notre conférencier ? Sur la permanence de certains types de la vie animale sur la terre. Je ne parle pas sur ce sujet en amateur, non plus, ajouterai-je, en conférencier populaire. Je parle comme quelqu’un dont la conscience scientifique lui impose de coller aux faits.