Parlez-moi de
lui.
– Oh ! il pourrait très bien vous
ressembler !
– Je vous chéris pour cette parole ! Bon,
que fait-il que je ne fasse pas ? Prononcez hardiment le
mot ; serait-il antialcoolique, végétarien, aéronaute,
théosophe, surhomme ? Si vous consentiez à me donner une idée
de ce qui pourrait vous plaire, Gladys, je vous jure que je
m’efforcerais de la réaliser !
L’élasticité de mon tempérament la fit
sourire :
– D’abord je ne pense pas que mon idéal
s’exprimerait comme vous. Il serait un homme plus dur, plus ferme,
qui ne se déclarerait pas si vite prêt à se conformer au caprice
d’une jeune fille. Mais par-dessus tout il serait un homme
d’action, capable de regarder la mort en face et de ne pas en avoir
peur, un homme qui accomplirait de grandes choses à travers des
expériences peu banales. Jamais je n’aimerais un homme en tant
qu’homme, mais toujours j’aimerais les gloires qu’il ceindrait
comme des lauriers autour de sa tête, car ces gloires se
réfléchiraient sur moi. Pensez à Richard Burton ! Quand je lis
la vie de sa femme, comme je comprends qu’elle l’ait aimé ! Et
lady Stanley ! Avez-vous lu le dernier et magnifique chapitre
de ce livre sur son mari ? Voilà le genre d’homme qu’une femme
peut adorer de toute son âme, puisqu’elle est honorée par
l’humanité entière comme une inspiratrice d’actes nobles.
Son enthousiasme l’embellissait ! Pour un
rien j’aurais mis un terme à notre discussion… Mais je me contins
et me bornai à répliquer :
– Nous ne pouvons pas être tous des Stanley ni
des Burton ! En outre, nous n’avons pas la chance de pouvoir
le devenir… Du moins, à moi, l’occasion ne s’est jamais
présentée : si elle se présentait un jour, j’essaierais de la
saisir au vol.
– Mais tout autour de vous il y a des
occasions ! Et je reconnaîtrais justement l’homme dont je vous
parle au fait que c’est lui qui saisit sa propre chance !
Personne ne pourrait l’en empêcher… Jamais je ne l’ai rencontré, et
cependant il me semble que je le connais si bien ! Tout autour
de nous, des héroïsmes nous invitent. Aux hommes il appartient
d’accomplir des actes héroïques, aux femmes de leur réserver
l’amour pour les en récompenser. Rappelez-vous ce jeune Français
qui est monté en ballon la semaine dernière. Le vent soufflait en
tempête, mais comme son envol était annoncé, il a voulu partir
quand même. En vingt-quatre heures le vent l’a poussé sur deux
mille cinq cents kilomètres ; savez-vous où il est
tombé ? En Russie, en plein milieu de la Russie ! Voilà
le type d’homme dont je rêve. Songez à la femme qu’il aime, songez
comme cette femme a dû être enviée par combien d’autres
femmes ! Voilà ce qui me plairait : qu’on m’envie mon
mari !
– J’en aurais fait autant, pour vous
plaire !
– Mais vous n’auriez pas dû le faire tout
bonnement pour me plaire ! Vous auriez dû le faire… parce que
vous n’auriez pas pu vous en empêcher, parce que ç’aurait été de
votre part un acte naturel, parce que la virilité qui est en vous
aurait exigé de s’exprimer par l’héroïsme… Tenez, quand vous avez
fait le reportage sur l’explosion dans les mines de Wigan, vous
auriez dû descendre et aider les sauveteurs malgré la mofette.
– Je suis descendu.
– Vous ne l’avez pas raconté !
– Ça ne valait pas la peine d’en parler.
– Je ne le savais pas…
Elle me gratifia d’un regard intéressé, et
murmura :
– De votre part, c’était courageux.
– J’y étais obligé. Quand un journaliste veut
faire de la bonne copie, il faut bien qu’il se trouve à l’endroit
où se passent les événements.
– Quel prosaïsme ! Nous voilà loin
évidemment du romanesque, de l’esprit d’aventure… Cependant, quel
qu’ait été le mobile qui vous a inspiré, je suis heureuse que vous
soyez descendu dans cette mine.
Elle me donna sa main, mais avec une telle
douceur et une telle dignité que je ne sus que m’incliner vers elle
et la baiser délicatement.
« J’avoue, reprit-elle, que je suis une
femme un peu folle, avec des caprices de jeune fille. Et pourtant
ces caprices sont si réels, font tellement partie de mon moi que ma
vie s’y conformera ; si je me marie, j’épouserai un homme
célèbre !
– Et pourquoi pas ? m’écriai-je. Ce sont
des femmes comme vous qui exaltent les hommes. Donnez-moi une
chance, et vous verrez si je ne la saisis pas ! D’ailleurs,
comme vous l’avez souligné, les hommes doivent susciter leurs
propres chances, sans attendre qu’elles leur soient offertes.
Considérez Clive, un petit secrétaire, et il a conquis les Indes.
Par Jupiter ! je ferai quelque chose dans ce monde, moi
aussi !
Le bouillonnement de mon sang irlandais la fit
rire.
– Et pourquoi pas ? dit-elle. Vous
possédez tout ce qu’un homme peut souhaiter : la jeunesse, la
santé, la force, l’instruction, l’énergie. J’étais désolée que vous
parliez… Mais à présent je me réjouis que vous ayez parlé… Oui,
j’en suis très heureuse… Si notre entretien a éveillé en vous une
volonté…
– Et si je…
Comme un velours tiède, sa main se posa sur
mes lèvres.
– Plus un mot, monsieur ! Vous devriez
être à votre bureau depuis une demi-heure déjà pour votre travail
du soir ; mais je n’avais pas le cœur de vous le rappeler. Un
jour peut-être, si vous vous êtes taillé une place dans le monde,
nous reprendrons cette conversation.
Voilà les paroles sur lesquelles, par une
brumeuse soirée de novembre, je courus à la poursuite du tram de
Camberwell, j’avais la tête en feu, le cœur en fête ; je pris
la décision que vingt-quatre heures ne s’écouleraient pas sans que
j’eusse inventé l’occasion de réaliser un exploit digne de ma dame.
Mais qui aurait imaginé la forme incroyable que cet exploit allait
revêtir, ainsi que les invraisemblables péripéties auxquelles
j’allais être mêlé ?
Oui ! Il se peut que ce premier chapitre
donne l’impression qu’il n’a rien à voir avec mon récit. Pourtant,
sans lui, il n’y aurait pas de récit. Quand un homme s’en va de par
le monde avec la conviction que tout autour de lui des actes
héroïques l’invitent, quand il est possédé du désir forcené de
réaliser le premier qui se présentera, c’est alors qu’il rompt
(comme je l’ai fait) avec la vie quotidienne, et qu’il s’aventure
dans le merveilleux pays des crépuscules mystiques où le guettent
les grands exploits et les plus hautes récompenses.
Me voyez-vous dans mon bureau de la Daily
Gazette (dont je n’étais qu’un rédacteur insignifiant), tout
animé de ma fraîche résolution ? Cette nuit, cette nuit même
je trouverais l’idée d’une enquête digne de ma Gladys ! Bien
sur, vous vous demandez si ce n’était pas par dureté de cœur, par
égoïsme, qu’elle me poussait à risquer ma vie pour sa seule
gloire ! De telles suppositions peuvent ébranler un homme mûr,
mais pas un instant elles n’effleurèrent un garçon de vingt-trois
ans enfiévré par son premier amour.
Chapitre 2
Essayez votre chance avec le Pr Challenger !
J’ai toujours aimé McArdle, notre vieux
rédacteur en chef grognon, voûté, rouquin. J’avais l’espoir qu’il
m’aimait aussi. Bien sûr, Beaumont était le vrai patron, mais il
vivait dans l’atmosphère raréfiée d’un olympe particulier d’où il
ne distinguait rien en dehors d’une crise internationale ou d’une
dislocation ministérielle. Parfois nous le voyions passer, dans sa
majesté solitaire, pour se rendre à son sanctuaire privé : il
avait les yeux vagues, car son esprit errait dans les Balkans ou
au-dessus du golfe Persique. Il nous dominait de très haut ;
de si haut qu’il était à part. Mais McArdle était son premier
lieutenant, et c’était lui que nous connaissions. Lorsque je
pénétrai dans son bureau, le vieil homme me fit un signe de tête et
remonta ses lunettes sur son front dégarni.
– Monsieur Malone, me dit-il avec son fort
accent écossais, il me semble que, d’après tout ce qui m’est
rapporté à votre sujet, vous travaillez très bien.
Je le remerciai.
« L’explosion dans les mines, c’était
excellent. Excellent aussi l’incendie à Southwark. Vous êtes doué
pour la description. Pourquoi désirez-vous me voir ?
– Pour vous demander une faveur.
Il parut inquiet ; ses yeux se
détournèrent des miens.
– Tut, tut, tut ! De quoi
s’agit-il ?
– Pensez-vous, monsieur, que vous pourriez
m’envoyer sur une grande enquête, me confier une mission pour le
journal ? Je ferais de mon mieux pour la réussir et vous
rapporter de la bonne copie.
– Quel genre de mission avez-vous en tête,
monsieur Malone ?
– Mon Dieu, monsieur, n’importe quoi qui
cumule l’aventure et le danger. Réellement, je ferais de mon mieux.
Plus ce serait difficile, mieux cela me conviendrait.
– On dirait que vous avez très envie de
risquer votre vie.
– De la justifier, monsieur !
– Oh ! oh ! Voici qui est, monsieur
Malone, très… très excessif. J’ai peur que l’époque pour ce genre
de travail ne soit révolue.
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