Le second est constitué par les quelques lignes d'introduction qui, loin de prétendre vouloir résumer le commencement de l'histoire, permettent au lecteur d'y entrer, et celles qui, en guise de conclusion, montrent comment René Daumal comptait « habiller cette véridique histoire pour la rendre croyable ». Elles servirent de cadre au chapitre I, publié dans Mesures (no 1, 15 janvier 1940). Le troisième et le quatrième texte concernent le chapitre III et devaient présenter l'« Histoire des hommes-creux et de la Rose-amère » (qui parut dans les Cahiers du Sud, no 239, octobre 1941).

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Avant-propos. – Ces observations sont celles d'un débutant ; comme elles sont toutes fraîches et qu'elles concernent les premières difficultés que rencontre un débutant, elles seront peut-être plus utiles à celui-ci, pendant ses premières courses, que les traités écrits par les maîtres, qui sont sans aucun doute plus méthodiques et plus complets, mais qui ne sont intelligibles qu'après si peu que ce soit d'expérience préparatoire : toute l'ambition de ces quelques notes est d'aider le débutant à acquérir un peu plus vite cette expérience préparatoire.

 

Définitions. – L'alpinisme est l'art de parcourir les montagnes en affrontant les plus grands dangers avec la plus grande prudence.

On appelle ici art l'accomplissement d'un savoir dans une action.

On ne peut pas rester toujours sur les sommets. Il faut redescendre...

A quoi bon, alors ? Voici : le haut connaît le bas, le bas ne connaît pas le haut. En montant, note bien toutes les difficultés de ton chemin ; tant que tu montes, tu peux les voir. A la descente, tu ne les verras plus, mais tu sauras qu'elles sont là, si tu les as bien observées.

Il y a un art de se diriger dans les basses régions, par le souvenir de ce qu'on a vu lorsqu'on était plus haut. Quand on ne peut plus voir, on peut du moins encore savoir.

 

Je l'interrogeai : mais qu'est-ce donc que cet « alpinisme analogique » ?

– c'est l'art...

  

– qu'est-ce qu'un art ?

  

– valeur du danger.

{

témérité suicide,

– qu'est-ce que danger ?

en deçà, insatisfaction.

– qu'est-ce que prudence ?

  

– qu'est-ce que montagne ?

  

Tiens l'œil fixé sur la voie du sommet, mais n'oublie pas de regarder à tes pieds. Le dernier pas dépend du premier. Ne te crois pas arrivé parce que tu vois la cime. Veille à tes pieds, assure ton pas prochain, mais que cela ne te distraie pas du but le plus haut. Le premier pas dépend du dernier.

 

Lorsque tu vas à l'aventure, laisse quelque trace de ton passage, qui te guidera au retour : une pierre posée sur une autre, des herbes couchées d'un coup de bâton. Mais si tu arrives à un endroit infranchissable ou dangereux, pense que la trace que tu as laissée pourrait égarer ceux qui viendraient à la suivre. Retourne donc sur tes pas et efface la trace de ton passage. Cela s'adresse à quiconque veut laisser dans ce monde des traces de son passage. Et même sans le vouloir, on laisse toujours des traces. Réponds de tes traces devant tes semblables.

 

Ne t'arrête jamais sur une pente de terrain croulant. Même si tu crois tes pieds bien affermis, pendant que tu prends souffle en regardant le ciel, la terre peu à peu se tasse sous ton pied, le gravier insensiblement s'éboule et tu pars soudain comme un navire qu'on lance. La montagne guette toujours l'occasion de te faire un croc-en-jambe.

 

Si, ayant trois fois descendu puis remonté par des couloirs qui se terminaient par des à-pics (qu'on ne voit qu'au dernier moment), tes jambes se mettent à trembler du genou à la cheville et tes dents à se serrer, gagne d'abord quelque petite plate-forme où tu puisses t'arrêter en sûreté ; et rappelle à ta mémoire tout ce que tu sais d'injures, et lance-les à la montagne, et crache sur la montagne, enfin insulte-la de toutes façons possibles, bois une gorgée, mange une bouchée et remets-toi à grimper, tranquillement, lentement, comme si tu avais la vie entière pour te tirer de ce mauvais pas. Le soir, avant de t'endormir, lorsque cela te reviendra, tu verras alors que c'était une comédie : ce n'était pas à la montagne que tu parlais, ce n'est pas la montagne que tu as vaincue. La montagne n'est que roc ou glace sans oreilles et sans cœur. Mais cette comédie t'a peut-être sauvé la vie.

Souvent, d'ailleurs, aux moments difficiles, tu te surprendras à parler à la montagne, tantôt la flattant, tantôt l'insultant, tantôt promettant, tantôt menaçant ; et il te semblera que la montagne répond, si tu lui as parlé comme il fallait, en s'adoucissant, en se soumettant. Ne te méprise pas pour cela, n'aie pas honte de te conduire comme ces hommes que nos savants appellent des primitifs et des animistes. Sache seulement, lorsque tu te rappelles ensuite ces moments-là, que ton dialogue avec la nature n'était que l'image, hors de toi, d'un dialogue qui se faisait au-dedans.

 

Les chaussures, ce n'est pas comme les pieds : on n'est pas né avec. On peut donc les choisir. Laisse-toi guider pour ce choix par les gens expérimentés d'abord ; puis par ta propre expérience. Très vite, tu seras si bien accoutumé à tes souliers que chaque clou te sera comme un doigt, capable de tâter le roc et de s'y agripper ; ils deviendront un instrument sensible et sûr, et comme une partie de toi-même. Et pourtant, tu n'es pas né avec ; et pourtant, quand elles seront usées, tu les jetteras, sans cesser pour cela d'être ce que tu es.

Ta vie dépend un peu de tes souliers ; soigne-les comme il faut, mais à cela un quart d'heure chaque jour suffira, car ta vie dépend encore de plusieurs autres choses.

 

Un compagnon beaucoup plus expérimenté que moi me dit : « Quand les pieds ne veulent plus vous porter, on marche avec sa tête. » Et c'est vrai. Ce n'est peut-être pas dans l'ordre naturel des choses, mais ne vaut-il pas mieux marcher avec la tête que penser avec les pieds, comme il arrive souvent ?

 

Si tu fais une glissade, une chute sans gravité, n'aie pas un instant d'interruption, mais déjà même en te relevant reprends la cadence de ta marche.