Alors je me
souvins que j'étais, de mon métier, littérateur. Et que j'avais une belle occasion d'employer ce métier à sa fin ordinaire, qui est de
parler au lieu de faire. Ne pouvant courir les
montagnes, je les chanterais, d'en bas. Je dois
convenir que j'eus cette intention. Mais,
heureusement, elle répandait en moi une
odeur repoussante : l'odeur de cette littérature qui n'est qu'un pis-aller, l'odeur des
paroles que l'on aligne pour se dispenser
d'agir, ou pour se consoler de ne pas pouvoir.
Je me mis à penser plus sérieusement, avec
la lourdeur et la gaucherie dont on remue
alors la pensée, lorsqu'on a vaincu son corps
en vainquant le rocher et la glace. Je ne
parlerais pas de la montagne, mais par la
montagne. Avec cette montagne comme langage, je parlerais d'une autre montagne, qui
est la voie unissant la terre au ciel, et j'en
parlerais non pas pour me résigner, mais
pour m'exhorter.
Et toute l'histoire – mon histoire jusqu'à
ce jour, vêtue de mots de montagne – fut
tracée devant moi. Toute une histoire qu'il
me faudra maintenant le temps de raconter ;
et il me faudra aussi le temps d'achever de la
vivre1.
Avec un groupe de camarades, je partais à
la recherche de la Montagne qui est la voie
unissant la Terre au Ciel ; qui doit exister
quelque part sur notre planète, et qui doit
être le séjour d'une humanité supérieure :
cela fut prouvé rationnellement par celui que
nous appelions le Père Sogol, notre aîné dans
les choses de la montagne, qui fut le chef de
l'expédition.
Et voici que nous avons abordé au continent inconnu, noyau de substances supérieures implanté dans la croûte terrestre, protégé
des regards de la curiosité et de la convoitise
par la courbure de son espace – comme une
goutte de mercure, par sa tension superficielle, reste impénétrable au doigt qui cherche à en toucher le centre. Par nos calculs –
ne pensant à rien d'autre –, par nos désirs –
laissant tout autre espoir –, par nos efforts
– renonçant à toute aise –, nous avions
forcé l'entrée de ce nouveau monde. Ainsi
nous semblait-il. Mais nous sûmes plus tard
que, si nous avions pu aborder au pied du
Mont Analogue, c'est que pour nous les portes invisibles de cette invisible contrée avaient
été ouvertes par ceux qui en ont la garde. Le
coq claironnant dans le lait de l'aube croit
que son chant engendre le soleil ; l'enfant
hurlant dans une chambre fermée croit que
ses cris font ouvrir la porte ; mais le soleil et la
mère vont leurs chemins, tracés par les lois de
leurs êtres. Ils nous avaient ouvert la porte,
ceux qui nous voient alors même que nous ne
pouvons nous voir, répondant par un généreux accueil à nos calculs puérils, à nos désirs
instables, à nos petits et maladroits efforts.
1. Cette histoire est le sujet d'un livre en préparation.
Mont Analogue, où s'incorporent en partie les pages qui vont
suivre.
GALLIMARD
5, rue Gaston-Gallimard, 75328 Paris cedex 07
www.gallimard.fr
édition établie par H.J. Maxwell et C. Rugafiori
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays. © Éditions Gallimard, 1981. Pour l'édition papier.
© Éditions Gallimard, 2016. Pour l'édition numérique.
DU MÊME AUTEUR
Aux Éditions Gallimard
LA GRANDE BEUVERIE (1938 ; édition définitive en 1986).
LE MONT ANALOGUE (1952 ; édition définitive en 1981).
CHAQUE FOIS QUE L'AUBE PARAÎT. Essais et notes, I
(1953).
POÉSIE NOIRE, POÉSIE BLANCHE. Poèmes 1924-1944
(1954).
LETTRES À SES AMIS 1916-1932 (1958).
BHARATA : L'Origine du théâtre – La Poésie et la musique en Inde
(1970).
LE CONTRE-CIEL suivi de LES DERNIÈRES
PAROLES DU POÈTE (1970 ; édition définitive en 1990).
L'ÉVIDENCE ABSURDE. Essais et nous, I : 1926-1934 (1972).
LES POUVOIRS DE LA PAROLE. Essais et notes, II : 1935-1943 (1972).
CORRESPONDANCE, I : 1915-1928 (1992).
CORRESPONDANCE, II : 1929-1932 (1993).
Chez d'autres éditeurs
TU T'ES TOUJOURS TROMPÉ (1970). Mercure de France.
RENÉ DAUMAL OU LE RETOUR À SOI. Textes inédits et
études (1981). L'Originel.
LA LANGUE SANSKRITE. Grammaire – poésie – théâtre (1985).
Ganesha.
René Daumal
Le Mont Analogue
Toutes les mythologies parlent, soit d'un centre original du
monde, soit d'un arbre sorti de terre et qui gagne le ciel, soit d'un
mont sacré, en tout cas d'une possibilité de communication avec
l'au-delà. Or, il faut que cette possibilité existe, que l'arbre ou la
montagne soit là pour de vrai, au même titre que l'Éverest ou le
mont Blanc. C'est ce que pense l'auteur du récit et il réunit une
expédition pour découvrir le mont Analogue. La description des
membres de l'expédition permet à René Daumal d'exprimer sa
fantaisie. La base du mont est finalement découverte : c'est la
courbure de l'espace qui empêchait de la voir. Le récit est
inachevé, mais il est assuré que l'expédition, qui a disparu à nos
regards de lecteurs, poursuit son ascension.
Naturellement, les personnages et les circonstances du Mont
Analogue sont symboliques : telle est la littérature quand elle se
veut utile à l'homme. Dans la circonstance, elle éveille
doublement, car toutes les phrases portent. Cela tient à
l'intelligence très personnelle de René Daumal et à ce qu'on
pourrait appeler son lyrisme de l'ironie.
Roger Nimier
Cette édition électronique du livre Le Mont Analogue
de René Daumal a été réalisée le 09 juin 2016 par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l'édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782070228775 - Numéro d'édition : 268184).
Code Sodis : N07088 - ISBN : 9782072070792 - Numéro d'édition : 188898
Ce livre numérique a été converti initialement au format EPUB par Isako www.isako.com à partir de l'édition papier du même ouvrage.
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