Les journaux s’emparèrent immédiatement de la question, et
la police était sur le point de faire une investigation sérieuse,
quand, un beau matin, après une semaine, Marie, en bonne santé,
mais avec un air légèrement attristé, reparut, comme d’habitude, à
son comptoir de parfumerie. Toute enquête, excepté celle d’un
caractère privé, fut immédiatement arrêtée. M. Le Blanc professait
une parfaite ignorance, comme précédemment. Marie et Madame Roget
répondirent à toutes les questions qu’elle avait passé la dernière
semaine dans la maison d’un parent, à la campagne. Ainsi, l’affaire
tomba et fut généralement oubliée ; car la jeune fille, dans
le but ostensible de se soustraire à l’impertinence de la
curiosité, fit bientôt un adieu définitif au parfumeur et alla
chercher un abri dans la résidence de sa mère, rue
Pavée-Saint-André. Il y avait à peu près cinq mois qu’elle était
rentrée à la maison, lorsque ses amis furent alarmés par une
soudaine et nouvelle disparition. Trois jours s’écoulèrent sans
qu’on entendît parler d’elle. Le quatrième jour, on découvrit son
corps flottant sur la Seine[3], près de la
berge qui fait face au quartier de la rue Saint-André, à un endroit
peu distant des environs peu fréquentés de la barrière du
Roule[4]. L’atrocité du meurtre (car il fut tout
d’abord évident qu’un meurtre avait été commis), la jeunesse et la
beauté de la victime, et, par-dessus tout, sa notoriété antérieure,
tout conspirait pour produire une intense excitation dans les
esprits des sensibles Parisiens. Je ne me souviens pas d’un cas
semblable, ayant produit un effet aussi vif et aussi général.
Pendant quelques semaines, les graves questions politiques du jour
furent elles-mêmes noyées dans la discussion de cet unique et
absorbant sujet. Le préfet fit des efforts inaccoutumés ; et
toutes les forces de la police parisienne furent, jusqu’à leur
maximum, mises en réquisition. Quand le cadavre fut découvert, on
était bien loin de supposer que le meurtrier pût échapper, plus
d’un temps très-bref, aux recherches qui furent immédiatement
ordonnées. Ce ne fut qu’à l’expiration d’une semaine qu’on jugea
nécessaire d’offrir une récompense ; et même cette récompense
fut limitée alors à la somme de mille francs. Toutefois
l’investigation continuait avec vigueur, sinon avec discernement,
et de nombreux individus furent interrogés, mais sans
résultat ; cependant, l’absence totale de fil conducteur dans
ce mystère ne faisait qu’accroître l’excitation populaire. À la fin
du dixième jour, on pensa qu’il était opportun de doubler la somme
primitivement proposée ; et, peu à peu, la seconde semaine
s’étant écoulée sans amener aucune découverte, et les préventions
que Paris a toujours nourries contre la police s’étant exhalées en
plusieurs émeutes sérieuses, le préfet prit sur lui d’offrir la
somme de vingt mille francs « pour la dénonciation de l’assassin »,
ou, si plusieurs personnes se trouvaient impliquées dans l’affaire,
« pour la dénonciation de chacun des assassins[5] ».
Dans la proclamation qui annonçait cette récompense, une pleine
amnistie était promise à tout complice qui déposerait spontanément
contre son complice ; et à la déclaration officielle, partout
où elle était affichée, s’ajoutait un placard privé, émanant d’un
comité de citoyens, qui offrait dix mille francs, en plus de la
somme proposée par la préfecture. La récompense entière ne montait
pas à moins de trente mille francs ; ce qui peut être regardé
comme une somme extraordinaire, si l’on considère l’humble
condition de la petite et la fréquence, dans les grandes villes,
des atrocités telles que celle en question. Personne ne doutait
maintenant que le mystère de cet assassinat ne fût immédiatement
élucidé, Mais, quoique, dans un ou deux cas, des arrestations
eussent eu lieu qui semblaient promettre un éclaircissement, on ne
put rien découvrir qui incriminât les personnes suspectées, et
elles furent aussitôt relâchées. Si bizarre que cela puisse
paraître, trois semaines s’étaient déjà écoulées depuis la
découverte du cadavre, trois semaines écoulées sans jeter aucune
lumière sur la question, et cependant la plus faible rumeur des
événements qui agitaient si violemment l’esprit public n’était pas
encore arrivée à nos oreilles. Dupin et moi, voués à des recherches
qui avaient absorbé toute notre attention, depuis près d’un mois,
nous n’avions, ni l’un ni l’autre, mis le pied dehors ; nous
n’avions reçu aucune visite, et à peine avions-nous jeté un coup
d’œil sur les principaux articles politiques d’un des journaux
quotidiens. La première nouvelle du meurtre nous fut apportée par
G…, en personne[6]. Il vint nous voir le 13 juillet 18..,
au commencement de l’après-midi, et resta avec nous assez tard
après la nuit tombée. Il était vivement blessé de l’insuccès de ses
efforts pour dépister les assassins. Sa réputation, disait-il, avec
un air essentiellement parisien, était en jeu ; son honneur
même, engagé dans la partie. L’œil du public, d’ailleurs, était
fixé sur lui, et il n’était pas de sacrifice qu’il ne fût vraiment
disposé à faire pour l’éclaircissement de ce mystère. Il termina
son discours, passablement drôle, par un compliment relatif à ce
qu’il lui plut d’appeler le tact de Dupin, et fit à celui-ci une
proposition directe, certainement fort généreuse, dont je n’ai pas
le droit de révéler ici la valeur précise, mais qui n’a pas de
rapports avec l’objet propre de mon récit. Mon ami repoussa le
compliment du mieux qu’il put, mais il accepta tout de suite la
proposition, bien que les avantages en fussent absolument
conditionnels. Ce point étant établi, le préfet se répandit tout
d’abord en explications de ses propres idées, les entremêlant de
longs commentaires sur les dépositions, desquelles nous n’étions
pas encore en possession. Il discourait longuement, et même, sans
aucun doute, doctement, lorsque je hasardai à l’aventure une
observation sur la nuit qui s’avançait et amenait le sommeil.
Dupin, fermement assis dans son fauteuil accoutumé, était
l’incarnation de l’attention respectueuse. Il avait gardé ses
lunettes durant toute l’entrevue ; et, en jetant de temps à
autre un coup d’œil sous leurs vitres vertes, je m’étais convaincu
que, pour silencieux qu’il eût été, son sommeil n’en avait pas été
moins profond pendant les sept ou huit dernières lourdes heures qui
précédèrent le départ du préfet.
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