Le cadavre n’a pas dû être confié aux eaux basses de la rive. Les marques particulières, trouvées sur le dos et les épaules de la victime, dénoncent les membrures d’un fond de bateau. Que ce corps ait été trouvé sans un poids, cela ne fait que corroborer notre idée. S’il avait été jeté de la rive, on y aurait évidemment attaché un poids. Seulement, nous pouvons expliquer l’absence de ce poids, en supposant que le meurtrier n’a pas pris la précaution de s’en procurer un avant de pousser au large. Quand il a été au moment de confier le cadavre à la rivière, il a dû, incontestablement, s’apercevoir de son étourderie ; mais il n’avait pas sous la main de quoi y remédier. Il a mieux aimé tout risquer que de retourner à la rive maudite. Une fois délivré de son funèbre chargement, le meurtrier a dû se hâter de retourner vers la ville. Alors, sur quelque quai obscur, il aura sauté à terre. Mais le bateau, l’aura-t-il mis en sûreté ? Il était bien trop pressé pour songer à une pareille niaiserie ! Et même, en l’amarrant au quai, il aurait cru y attacher une preuve contre lui-même ; sa pensée la plus naturelle a dû être de chasser loin de lui, aussi loin que possible, tout ce qui avait quelque rapport avec son crime. Non-seulement il aura fui loin du quai, mais il n’aura pas permis au bateau d’y rester. Assurément, il l’aura lancé à la dérive. « Poursuivons notre pensée. – Le matin, le misérable est frappé d’une indicible horreur en voyant que son bateau a été ramassé et est retenu dans un lieu où son devoir, peut-être, l’appelle fréquemment. La nuit suivante, sans oser réclamer le gouvernail, il le fait disparaître. Maintenant, où est ce bateau sans gouvernail ? Allons à la découverte, que ce soit là une de nos premières recherches. Avec le premier éclaircissement que nous en pourrons avoir commencera l’aurore de notre succès. Ce bateau nous conduira, avec une rapidité qui nous étonnera nous-mêmes, vers l’homme qui s’en est servi dans la nuit du fatal dimanche. La confirmation s’augmentera de la confirmation, et nous suivrons le meurtrier à la piste. » Pour des raisons que nous ne spécifierons pas, mais qui sautent aux yeux de nos nombreux lecteurs, nous nous sommes permis de supprimer ici, dans le manuscrit remis entre nos mains, la partie où se trouve détaillée l’investigation faite à la suite de l’indice, en apparence si léger, découvert par Dupin. Nous jugeons seulement convenable de faire savoir que le résultat désiré fut obtenu, et que le préfet remplit ponctuellement, mais non sans répugnance, les termes de son contrat avec le chevalier. L’article de M. Poe conclut en ces termes[24] : « On comprendra que je parle de simples coïncidences et de rien de plus. Ce que j’ai dit sur ce sujet doit suffire. Il n’y a dans mon cœur aucune foi au surnaturel. Que la Nature et Dieu fassent deux, aucun homme, capable de penser, ne le niera. Que ce dernier, ayant créé la première, puisse, à sa volonté, la gouverner ou la modifier, cela est également incontestable. Je dis : à sa volonté ; car c’est une question de volonté, et non pas de puissance, comme l’ont supposé d’absurdes logiciens. Ce n’est pas que la Divinité ne puisse pas modifier ses lois, mais nous l’insultons en imaginant une nécessité possible de modification. Ces lois ont été faites, dès l’origine, pour embrasser toutes les contingences qui peuvent être enfouies dans le futur.