Elle
était roulée trois fois autour de la taille et assujettie dans le
dos par une sorte de nœud très-solidement fait. Le vêtement,
immédiatement au-dessous de la robe, était de mousseline
fine ; et on en avait arraché une bande large de dix-huit
pouces, arraché complètement, mais très-régulièrement et avec une
grande netteté. On retrouva cette bande autour du cou, adaptée
d’une manière lâche et assujettie avec un nœud serré. Par-dessus
cette bande de mousseline et le morceau de lacet, étaient attachées
les brides d’un chapeau, avec le chapeau pendant. Le nœud qui liait
les brides n’était pas un nœud comme le font les femmes, mais un
nœud coulant, à la manière des matelots. Le corps, après qu’il fut
reconnu, ne fut pas, comme c’est l’usage, transporté à la Morgue
(cette formalité étant maintenant superflue), mais enterré à la
hâte non loin de l’endroit du rivage où il avait été recueilli.
Grâce aux efforts de Beauvais, l’affaire fut soigneusement
assoupie, autant du moins qu’il fut possible ; et quelques
jours s’écoulèrent avant qu’il en résultât aucune émotion publique.
À la fin, cependant, un journal hebdomadaire[9]
ramassa la question ; le cadavre fut exhumé, et une enquête
nouvelle ordonnée ; mais il n’en résulta rien de plus que ce
qui avait déjà été observé. Toutefois, les vêtements furent alors
présentés à la mère et aux amis de la défunte, qui les reconnurent
parfaitement pour ceux portés par la jeune fille quand elle avait
quitté la maison. Cependant, l’excitation publique croissait
d’heure en heure. Plusieurs individus furent arrêtés et relâchés.
Saint-Eustache en particulier parut suspect ; et il ne sut pas
d’abord donner un compte rendu intelligible de l’emploi qu’il avait
fait du dimanche, dans la matinée duquel Marie avait quitté la
maison. Plus tard cependant, il présenta à M. G… des affidavit qui
expliquaient d’une manière satisfaisante l’usage qu’il avait fait
de chaque heure de la journée en question. Comme le temps
s’écoulait sans amener aucune découverte, mille rumeurs
contradictoires furent mises en circulation, et les journalistes
purent lâcher la bride à leurs inspirations. Parmi toutes ces
hypothèses, une attira particulièrement l’attention : ce fut celle
qui admettait que Marie Roget était encore vivante, et que le
cadavre découvert dans la Seine était celui de quelque autre
infortunée. Il me paraît utile de soumettre au lecteur quelques-uns
des passages relatifs à cette insinuation. Ces passages sont tirés
textuellement de L’Étoile[10], journal
dirigé généralement avec une grande habileté. « Mlle Roget est
sortie de la maison de sa mère dimanche matin, 22 juin 18.., avec
l’intention exprimée d’aller voir sa tante, ou quelque autre
parent, rue des Drômes. Depuis cette heure-là, on ne trouve
personne qui l’ait vue. On n’a d’elle aucune trace, aucunes
nouvelles. […] Aucune personne quelconque ne s’est présentée,
déclarant l’avoir vue ce jour-là, après qu’elle eut quitté le seuil
de la maison de sa mère. […] Or, quoique nous n’ayons aucune preuve
indiquant que Marie Roget était encore de ce monde, dimanche 22
juin, après neuf heures, nous avons la preuve que jusqu’à cette
heure elle était vivante. Mercredi, à midi, un corps de femme a été
découvert flottant sur la rive de la barrière du Roule. Même en
supposant que Marie Roget ait été jetée dans la rivière trois
heures après qu’elle est sortie de la maison de sa mère, cela ne
ferait que trois jours écoulés depuis l’instant de son départ –
trois jours tout juste. Mais il est absurde d’imaginer que le
meurtre, si toutefois elle a été victime d’un meurtre, ait pu être
consommé assez rapidement pour permettre aux meurtriers de jeter le
corps à la rivière avant le milieu de la nuit. Ceux qui se rendent
coupables de si horribles crimes préfèrent les ténèbres à la
lumière. […] Ainsi nous voyons que, si le corps trouvé dans la
rivière était celui de Marie Roget, il n’aurait pas pu rester dans
l’eau plus de deux jours et demi, ou trois au maximum. L’expérience
prouve que les corps noyés, ou jetés à l’eau immédiatement après
une mort violente, ont besoin d’un temps comme de six à dix jours
pour qu’une décomposition suffisante les ramène à la surface des
eaux. Un cadavre sur lequel on tire le canon, et qui s’élève avant
que l’immersion ait duré au moins cinq ou six jours, ne manque pas
de replonger, si on l’abandonne à lui-même. Maintenant, nous le
demandons, qu’est-ce qui a pu, dans le cas présent, déranger le
cours ordinaire de la nature ? […] Si le corps, dans son état
endommagé, avait été gardé sur le rivage jusqu’à mardi soir, on
trouverait sur ce rivage quelque trace des meurtriers. Il est aussi
fort douteux que le corps ait pu revenir si tôt à la surface, même
en admettant qu’il ait été jeté à l’eau deux jours après la mort.
Et enfin, il est excessivement improbable que les malfaiteurs, qui
ont commis un meurtre tel que celui qui est supposé, aient jeté le
corps à l’eau sans un poids pour l’entraîner, quand il était si
facile de prendre cette précaution. » L’éditeur du journal
s’applique ensuite à démontrer que le corps doit être resté dans
l’eau non pas simplement trois jours, mais au moins cinq fois trois
jours, parce qu’il était si décomposé, que Beauvais a eu beaucoup
de peine à le reconnaître.
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