Timide à ne pas dire deux paroles sans bredouiller, presque aphone, roulant sans cesse des boules de gomme dans sa bouche, ce qui achevait d'empâter son discours; on se demandait ce qu'un infirme pareil était venu faire à l'Assemblée, quelle ambition féminine en délire avait poussé vers les emplois publics cet être inapte à n'importe quelle fonction privée.
Par une ironie amusante du sort, Jansoulet, agité lui-même de toutes les inquiétudes de sa validation, était choisi dans le huitième bureau pour faire le rapport sur l'élection des Deux-Sèvres, et M. Sarigue, conscient de son incapacité, plein d'une peur horrible d'être renvoyé honteusement dans ses foyers, rôdait humble et suppliant autour de ce grand gaillard tout crépu dont les omoplates larges sous une mince et fine redingote se mouvaient en soufflets de forge, sans se douter qu'un pauvre être anxieux comme lui se cachait sous cette enveloppe solide.
En travaillant au rapport de l'élection des Deux-Sèvres, en dépouillant les protestations nombreuses, les accusations de manoeuvre électorale, repas donnés, argent répandu, barriques de vin mises en perce à la porte des mairies, le train habituel d'une élection de ce temps-là, Jansoulet frémissait pour son propre compte. «Mais j'ai fait tout ça, moi…» se disait-il, terrifié. Ah! M. Sarigue pouvait être tranquille, jamais il n'aurait mis la main sur un rapporteur mieux intentionné, plus indulgent aussi, car le Nabab, prenant en pitié son patient, sachant par expérience combien cette angoisse d'attente est pénible, avait hâté la besogne, et l'énorme portefeuille qu'il portait sous le bras, en sortant de l'hôtel de Mora, contenait son rapport prêt à être lu au bureau.
Que ce fût ce premier essai de fonction publique, les bonnes paroles du duc ou le temps magnifique qu'il faisait dehors, délicieusement ressenti par ce Méridional aux impressions toutes physiques, habitué à évoluer au bleu du ciel et à la chaleur du soleil; toujours est-il que les huissiers du Corps législatif virent paraître ce jour-là un Jansoulet superbe et hautain qu'ils ne connaissaient pas encore. La voiture du gros Hemerlingue, entrevue à la grille, reconnaissable à la largeur inusitée de ses portières, acheva de le remettre en possession de sa vraie nature d'aplomb et toute en audace. «L'ennemi est là… Attention.» En traversant la salle des Pas-Perdus, il aperçut en effet l'homme de finance causant dans un coin avec Le Merquier le rapporteur, passa tout près d'eux et les regarda d'un air triomphant qui fit penser aux autres: «Qu'est-ce qu'il y a donc?»
Puis, enchanté de son sang-froid, il se dirigea vers les bureaux, vastes et hautes salles ouvrant à droite et à gauche sur un long corridor, et dont les grandes tables recouvertes de tapis verts, les sièges lourds et uniformes étaient empreints d'une ennuyeuse solennité. On arrivait. Des groupes se plaçaient, discutaient, gesticulaient, avec des saluts, des poignées de mains, des renversements de têtes, en ombres chinoises sur le fond lumineux des vitres. Il y avait là des gens qui marchaient le dos courbé, solitaires, comme écrasés sous le poids des pensées qui plissaient leur front. D'autres se parlaient à l'oreille, se confiant des nouvelles excessivement mystérieuses et de la dernière importance, le doigt aux lèvres, l'oeil écarquillé d'une recommandation muette. Un bouquet provincial distinguait tout cela, des variétés d'intonations, violences méridionales, accents traînards du Centre, cantilènes de Bretagne, fondus dans la même suffisance imbécile et ventrue; des redingotes à la mode de Landerneau, des souliers de montagne, du linge filé dans les domaines, et des aplombs de clocher ou de cercles de petite ville, des expressions locales, des provincialismes introduits brusquement dans la langue politique et administrative, cette phraséologie flasque et incolore qui a inventé «les questions brûlantes revenant sur l'eau» et les «individualités sans mandat.»
A voir ces agités ou ces pensifs, vous eussiez dit les plus grands remueurs d'idées de la terre; malheureusement ils se transformaient les jours de séance, se tenaient cois à leur banc, peureux comme des écoliers sous la férule du maître, riant avec bassesse aux plaisanteries de l'homme d'esprit qui les présidait ou prenant la parole pour des propositions stupéfiantes, de ces interruptions à faire croire que ce n'est pas seulement un type, mais toute une race qu'Henri Monnier a stigmatisée dans son immortel croquis. Deux ou trois orateurs pour toute la Chambre, le reste sachant très bien se camper devant la cheminée d'un salon de province, après un excellent repas chez le préfet, pour dire d'une voix de nez «l'administration, Messieurs…» ou «le gouvernement de l'empereur…» mais incapable d'aller plus loin.
D'ordinaire, le bon Nabab se laissait éblouir par ces poses, ce bruit de rouet à vide que font les importants; mais aujourd'hui lui-même se trouvait à l'unisson général. Pendant qu'assis au milieu de la table verte, son portefeuille devant lui, ses deux coudes bien étalés dessus, il lisait le rapport rédigé par de Géry, les membres du bureau le regardaient émerveillés.
C'était un résumé net, limpide et rapide de leurs travaux de la quinzaine, dans lequel ils retrouvaient leurs idées si bien exprimées qu'ils avaient grand'peine à les reconnaître. Puis, deux ou trois d'entre eux ayant trouvé que le rapport était trop favorable, qu'il glissait trop légèrement sur certaines protestations parvenues au bureau, le rapporteur prit la parole avec une assurance étonnante, la prolixité, l'abondance des gens de son pays, démontra qu'un député ne devait être responsable que jusqu'à un certain point de l'imprudence de ses agents électoraux, qu'aucune élection ne résisterait sans cela à un contrôle un peu minutieux; et, comme au fond c'était sa propre cause qu'il plaidait, il y apportait une conviction, une chaleur irrésistible, en ayant soin de lâcher de temps à autre un de ces longs substantifs blafards à mille pattes, tels que la commission les aimait.
Les autres l'écoutaient, recueillis, se communiquant leurs impressions par des hochements de tête, faisant, pour mieux fixer leur attention, des paraphes et des bonshommes sur leurs cahiers, ce qui allait bien avec le bruit écolier des couloirs, un murmure de leçons récitées, et ces tas de moineaux qu'on entendait piailler sous les croisées dans une cour dallée, entourée d'arcades, une vraie cour de collège. Le rapport adopté, on fit venir M. Sarigue pour quelques explications supplémentaires. Il arriva blême, défait, bégayant comme un criminel sans conviction, et vous auriez ri de voir de quel air d'autorité et de protection Jansoulet l'encourageait, le rassurait: «Remettez-vous donc, mon cher collègue…» Mais les membres du 8e bureau ne riaient pas. C'étaient tous ou presque tous des messieurs Sarigue dans leur genre, deux ou trois absolument ramollis, atteints d'aphasie partielle. Tant d'aplomb, tant d'éloquence les avait enthousiasmés.
Quand Jansoulet sortit du Corps législatif, reconduit jusqu'à sa voiture par son collègue reconnaissant, il était environ six heures. Le temps splendide, un beau soleil couchant sur la Seine toute en or vers le Trocadéro tenta pour un retour à pied ce plébéien robuste, à qui les convenances imposaient de monter en voiture et de mettre des gants, mais qui s'en passait le plus souvent possible. Il renvoya ses gens, et, sa serviette sous le bras, s'engagea sur le pont de la Concorde. Depuis le 1er mai, il n'avait pas éprouvé un bien-être semblable. Roulant des épaules, le chapeau un peu en arrière dans l'attitude qu'il avait vu prendre aux hommes politiques excédés, bourrelés d'affaires, laissant s'évaporer à la fraîcheur de l'air toute la fièvre laborieuse de leur cerveau, comme une usine lâche sa vapeur au ruisseau à la fin d'une journée de travail, il marchait parmi d'autres silhouettes pareilles à la sienne, visiblement sorties de ce temple à colonnes qui fait face à la Madeleine par-dessus les fontaines monumentales de la place. Sur leur passage, on se retournait, on disait: «Voilà des députés…» Et Jansoulet en ressentait une joie d'enfant, une joie de peuple faite d'ignorance et de vanité naïve.
«Demandez le Messager, édition du soir.»
Cela sortait du kiosque à journaux au coin du pont, à cette heure rempli de feuilles fraîches en tas que deux femmes pliaient vivement et qui sentaient bon la presse humide, les nouvelles récentes, le succès du jour ou son scandale. Presque tous les députés achetaient un numéro, en passant, le parcouraient bien vite dans l'espoir de trouver leur nom. Jansoulet, lui, eut peur d'y voir le sien et ne s'arrêta pas. Puis tout de suite il songea: «Est-ce qu'un homme public ne doit pas être au-dessus de ces faiblesses? Je suis assez fort pour tout lire maintenant.» Il revint sur ses pas et prit un journal comme ses collègues. Il l'ouvrit, très calme, droit à la place habituelle des articles de Moëssard. Justement il y en avait un.
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