Il a adopté un ton, des manières. Avant-hier, à la Territoriale, il nous a fait un branle-bas dont on n'a pas d'idée. On l'entendait crier en plein conseil: «Vous m'avez menti, vous m'avez volé et rendu voleur autant que vous… Montrez-moi vos livres, tas de drôles.» S'il a traité le Moëssard de cette façon, je ne m'étonne plus que l'autre se venge dans son journal.
—Mais, enfin, qu'est-ce qu'il dit cet article, demanda M. Barreau, qui est-ce qui l'a lu?
Personne ne répondit. Plusieurs avaient voulu l'acheter; mais à Paris le scandale se vend comme du pain. A dix heures du matin, il n'y avait plus un numéro du Messager sur la place. Alors une de mes nièces, une délurée, s'il en fut, eut l'idée de chercher dans la poche d'un de ces nombreux pardessus qui garnissaient le vestiaire, bien alignés dans des casiers. Au premier qu'elle atteignit:
«Le voilà! dit l'aimable enfant d'un air de triomphe en tirant un Messager froissé aux plis comme une feuille qu'on vient de lire.
—En voilà un autre!» cria Tom Bois-l'Héry, qui cherchait de son côté. Troisième pardessus, troisième Messager. Et dans tous la même chose; fourré au fond des poches ou laissant dépasser son titre, le journal était partout comme l'article devait être dans toutes les mémoires, et l'on se figurait le Nabab là-haut échangeant des phrases aimables avec ses invités qui auraient pu lui réciter par coeur les horreurs imprimées sur son compte. Nous rîmes tous beaucoup à cette idée; mais il nous tardait de connaître à notre tour cette page curieuse.
—Voyons, père Passajon, lisez-nous ça tout haut.»
C'était le voeu général et j'y souscrivis.
Je ne sais si vous êtes comme moi, mais quand je lis haut, je me gargarise avec ma voix, je fais des nuances et des fioritures, de telle sorte que je ne comprends rien à ce que je dis, comme ces chanteurs à qui le sens des phrases importe peu pourvu que la note y soit… Cela s'appelait «le Bateau de fleurs…» Une histoire assez embrouillée avec des noms chinois, où il était question d'un mandarin très riche, nouvellement passé de 1er classe, et qui avait tenu dans les temps un «bateau de fleurs» amarré tout au bout de la ville près d'une barrière fréquentée par les guerriers… Au dernier mot de l'article, nous n'étions pas plus avancés qu'au commencement. On essayait bien de cligner de l'oeil, de faire le malin; mais, franchement, il n'y avait pas de quoi. Un vrai rébus sans image; et nous serions encore plantés devant, si le vieux Francis, qui décidément est un mâtin pour ses connaissances de toutes sortes, ne nous avait expliqué que cette barrière aux guerriers devait être l'École militaire et que le «bateau de fleurs» n'avait pas un aussi joli nom que ça en bon français. Et ce nom il le dit tout haut malgré les dames… Quelle explosion de cris, de «ah!,» de «oh!,» les uns disant: «Je m'en doutais…» Les autres: «Ça n'est pas possible…»
«Permettez, ajouta Francis, ancien trompette au 9e lanciers, le régiment de Mora et de Monpavon, permettez… Il y a une vingtaine d'années, à mon dernier semestre, j'ai été caserné à l'École militaire, et je me rappelle très bien qu'il y avait près de la barrière un sale bastringue appelé le bal Jansoulet avec un petit garni au dessus et des chambres à cinq sous l'heure où l'on passait entre deux contredanses…
—Vous êtes un infâme menteur, dit M. Noël hors de lui, filou et menteur comme votre maître, Jansoulet n'est jamais venu à Paris avant cette fois.»
Francis était assis un peu en dehors du cercle que nous faisions tous autour de la «marquise,» en train de siroter quelque chose de doux parce que le champagne lui fait mal aux nerfs et puis que ce n'est pas une boisson assez chic. Il se leva gravement, sans quitter son verre, et, s'avançant vers M. Noël, il lui dit d'un air posé:
«Vous manquez de tenue, mon cher. Déjà l'autre soir, chez vous, j'ai trouvé votre ton grossier et malséant. Cela ne sert à rien d'insulter les gens, d'autant que je suis prévôt de salle, et que, si nous menions les choses plus loin, je pourrais vous fourrer deux pouces de fer dans le corps à l'endroit qu'il me plairait; mais je suis bon garçon. Au lieu d'un coup d'épée, j'aime mieux vous donner un conseil dont votre maître pourra tirer profit. Voici ce que je ferais à votre place: j'irais trouver Moëssard et je l'achèterais sans marchander. Hemerlingue lui a donné vingt mille francs pour parler, je lui en offrirais trente mille pour se taire.
—Jamais… jamais…, vociféra M. Noël… J'irai plutôt lui dévisser la tête à ce scélérat de bandit.
—Vous ne dévisserez rien du tout. Que la calomnie soit vraie ou fausse, vous en avez vu l'effet ce soir. C'est un échantillon des plaisirs qui vous attendent. Que voulez-vous, mon cher? Vous avez jeté trop tôt vos béquilles et prétendu marcher tout seuls. C'est bon quand on est d'aplomb, ferme sur ses jambes; mais quand on n'a pas déjà le pied très solide, et qu'on a le malheur de sentir Hemerlingue à ses trousses, mauvaise affaire… Avec ça votre patron commence à manquer d'argent: il a fait des billets au vieux Schwalbach, et ne me parlez pas d'un Nabab qui fait des billets. Je sais bien que vous avez des tas de millions restés là-bas; mais il faudrait être validé pour y toucher, et encore quelques articles comme celui d'aujourd'hui, je vous réponds que vous n'y parviendrez pas… Vous prétendez lutter avec Paris, mon bon, mais vous n'êtes pas de taille, vous n'y connaissez rien. Ici nous ne sommes pas en Orient, et si on ne tord pas le cou aux gens qui vous déplaisent, si on ne les jette pas à l'eau, dans un sac de cuir, on a d'autres façons de les faire disparaître. Noël, que votre maître y prenne garde… Un de ces matins Paris l'avalera comme j'avale cette prune, sans cracher le noyau ni la peau!»
Il était terrible, ce vieux, et malgré son maquillage je me sentais venir du respect pour lui.
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