Le serviteur répondit que Ramesh Babou était parti de bon matin.

— Mais quand rentrera-t-il ? insista Jogendra. Il sut alors que son ami avait emporté quelques vêtements de rechange en disant qu’il reviendrait dans quatre ou cinq jours. Il n’avait pas dit où il allait.

En revenant finir son déjeuner, Jogendra avait la mine soucieuse. Son père lui demanda :

— Et quoi de neuf ?

— À quoi pouvez-vous vous attendre ? lui dit son fils, non sans maussaderie ; voilà un homme qui veut épouser votre fille, et vous ne vous occupez en rien de ce qui le touche, non plus que de ses mouvements, et cela quand il habite pourtant la maison voisine.

— Mais voyons, il était chez nous hier soir.

— Et vous ne saviez pas qu’il devait s’absenter ! son domestique ignore où il est… Vraiment je n’aime pas tant de cachotteries. Comment pouvez-vous prendre les choses avec ce sang-froid ?

Après cette tirade, Annada Babou était bien obligé de se secouer. Assumant une mine aussi lugubre que les circonstances le pouvaient exiger, il demanda :

— Que veut donc dire tout cela ?

En effet, Ramesh s’en était tiré assez aisément la veille avec son futur beau-père, bien qu’il ne s’en fût pas rendu compte, car il lui semblait qu’il en avait dit assez en demandant un délai, et que ses mouvements restaient libres.

— Où est Hemnalini ? demanda Jogendra.

— Elle a déjeuné plus tôt que d’habitude, et elle est déjà remontée chez elle.

— Je suis sûre que la pauvre enfant a honte de la conduite extravagante de son Ramesh.

Il monta pour la réconforter. Elle était seule, et, quand elle l’entendit venir elle prit un livre et fit semblant de lire. Elle le posa quand il fut tout prêt, et reçut son frère en souriant. Il remarqua son air fatigué et s’assit dans un fauteuil, en disant :

— Ne te tourmente pas, Hemnalini. C’est parce que je n’étais pas là que les choses ont mal tourné ; j’aurai bien vite tout arrangé. À propos, Ramesh t’a-t-il dit quelque chose de l’affaire qui l’occupe ?

Hemnalini souffrait de l’attitude méfiante qu’Akshay avait montrée envers Ramesh, et qui était apparemment celle qu’adopterait Jogendra. Elle n’aimait pas avouer, non plus, que son fiancé ne lui avait fourni aucune explication ; pourtant mentir lui répugnait :

— Il voulait m’en parler, mais je n’ai pas trouvé que ce fût nécessaire.

Et Jogendra pensa : « Par orgueil, naturellement ; c’est bien d’une femme… » ; à haute voix, il ajouta :

— Aujourd’hui même je saurai de quoi il retourne ! n’aie pas peur.

— Mais je n’ai jamais eu peur, fit-elle, et ses mains nerveuses tournaient les pages du livre sur ses genoux ; et je ne veux pas que tu ailles l’assommer de questions.

Jogendra se dit : « Orgueil encore ! » et tout haut :

— Très bien ; ne te fais pas de souci à ce sujet non plus ; et il se leva pour partir mais sa sœur l’arrêta :

— Fais bien attention, Jogen, que je te défends de lui dire même un mot. Vous pouvez tous penser ce qu’il vous plaît de lui, mais pour moi j’ai toute confiance.

Évidemment, ce n’était pas là le langage de l’orgueil. L’affection et la pitié du jeune homme pour sa sœur l’emportèrent en lui sur sa rancune contre son ami, et il sourit en lui-même, se disant : « Ces femmes instruites n’ont aucune idée de la vie ; elles connaissent leurs auteurs, mais sitôt qu’il s’agit de se méfier de quelqu’un, elles sont comme l’enfant innocent. » Néanmoins, tandis qu’il comparaît cette simple confiance à la duplicité qu’il prêtait déjà à son futur beau-frère, il sentit son cœur s’endurcir contre ce dernier, et plus que jamais il se persuada qu’il fallait le faire parler. Une fois de plus il se leva pour partir, mais Hemnalini était vive ; elle lui serra le bras :

— Promets-moi de ne lui souffler mot de rien.

— Laisse cela entre mes mains, je verrai…

— Il n’y a rien à voir. Promets, avant de partir. Je sais qu’il n’y a pas de quoi vous inquiéter tous ainsi. Promets.

Elle y mit tant d’insistance qu’il fut persuadé qu’une explication avait eu lieu. Cependant, il n’était pas certain que cette explication eût été la bonne. Il n’était pas difficile de convaincre la pauvre petite par une histoire inventée de toutes pièces. Aussi reprit-il :

— Il ne s’agit pas là de confiance seulement ; mais quand une jeune fille va se marier, sa famille a certains devoirs à remplir. Ramesh peut t’avoir dit des choses que tu crois préférable de ne pas répéter, mais ce n’est pas suffisant. Il nous doit des éclaircissements. À la vérité, c’est nous que cela concerne plutôt que toi, maintenant. Quand vous serez mariés, nous n’aurons plus rien à y voir.

Ainsi, du voile que les amants aiment à tisser autour d’eux pas un fil ne restait ! Le lien qui les unissait et qui dans leur pensée était destiné à devenir toujours plus intime, s’était transformé en une cible pour les projectiles de ces étrangers sans sympathie…

Ce premier choc de la tempête agitait tellement la jeune fille que la vue même d’un autre être lui devenait pénible. Elle passa dans sa chambre le reste de la journée.

Quant à Jogendra, il quittait de nouveau la maison lorsqu’il rencontra Akshay, qui s’écria :

— Te voilà donc enfin ! Dis-moi, que penses-tu de ce qui se passe ?

— Je juge inutile d’en parler pour n’avancer que des conjectures. Ce n’est pas le moment de faire de la psychologie et de couper en quatre quelques cheveux.

— Je n’ai guère coutume de couper des cheveux en quatre, non plus que de discourir sur la psychologie. Je suis, moi, un homme d’action, et c’est cela que je venais te dire.

— Moi aussi je suis pour l’action, s’écria l’impétueux Jogendra, vas-tu me dire où Ramesh a filé ?

— Je peux le dire.

— Eh bien ?

— Mais je ne te le dirai pas tout de suite ; je vous mettrai nez à nez à trois heures, cet après-midi.

— Pourquoi pas immédiatement ? Vous êtes désespérants, tous tant que vous êtes, avec vos petits secrets !

— Je suis content de t’entendre parler de la sorte ; je me suis mis tout le monde à dos chez toi par ma franchise. Ta sœur ne peut plus supporter ma vue, ton père accuse ma nature tatillonne, et pour ce qui est de Ramesh, il ne me saute pas au cou quand il m’aperçoit ! Tu es le seul ami qui me reste, mais j’ai un peu peur de toi, car tu n’es pas l’homme des arguments subtils ; le mouvement rapide est bien plus dans tes cordes, et je ne voudrais pas que tu en viennes aux mains avec moi, car je ne suis pas de force.

— Voyons, je ne comprends rien à ces histoires. Je vois que tu as quelque chose à me révéler ; pourquoi rester là muet comme un poisson ? Dis-moi la vérité, sans plus tarder.

— Tu sauras tout bientôt.