Ou il regagne, à pied, un petit grenier qu’il habite, à moins que l’hôtesse ennuyée d’attendre son loyer, ne lui en ait redemandé la clef ; ou il se rabat dans une taverne du faubourg où il attend le jour, entre un morceau de pain et un pot de bière. Quand il n’a pas six sols dans sa poche, ce qui lui arrive quelquefois, il a recours soit à un fiacre de ses amis, soit au cocher d’un grand seigneur qui lui donne un lit sur de la paille, à côté de ses chevaux. Le matin, il a encore une partie de son matelas dans ses cheveux. Si la saison est douce, il arpente toute la nuit, le Cours ou les Champs-Élysées. Il reparaît avec le jour, à la ville, habillé de la veille pour le lendemain, et du lendemain quelquefois pour le reste de la semaine. Je n’estime pas ces originaux-là. D’autres en font leurs connaissances familières, même leurs amis. Ils m’arrêtent une fois l’an, quand je les rencontre, parce que leur caractère tranche avec celui des autres, et qu’ils rompent cette fastidieuse uniformité que notre éducation, nos conventions de société, nos bienséances d’usage ont introduite. S’il en paraît un dans une compagnie ; c’est un grain de levain qui fermente qui restitue à chacun une portion de son individualité naturelle. Il secoue, il agite ; il fait approuver ou blâmer ; il fait sortir la vérité ; il fait connaître les gens de bien ; il démasque les coquins ; c’est alors que l’homme de bon sens écoute, et démêle son monde. Je connaissais celui-ci de longue main. Il fréquentait dans une maison dont son talent lui avait ouvert la porte. Il y avait une fille unique. Il jurait au père et à la mère qu’il épouserait leur fille. Ceux-ci haussaient les épaules, lui riaient au nez ; lui disaient qu’il était fou, et je vis le moment que la chose était faite. Il m’empruntait quelques écus que je lui donnais. Il s’était introduit, je ne sais comment, dans quelques maisons honnêtes, où il avait son couvert, mais à la condition qu’il ne parlerait pas, sans en avoir obtenu la permission. Il se taisait, et mangeait de rage. Il était excellent à voir dans cette contrainte. S’il lui prenait envie de manquer au traité, et qu’il ouvrit la bouche ; au premier mot, tous les convives s’écriaient, ô Rameau ! Alors la fureur étincelait dans ses yeux, et il se remettait à manger avec plus de rage. Vous étiez curieux de savoir le nom de l’homme, et vous le savez. C’est le neveu de ce musicien célèbre qui nous a délivrés du plain-chant de Lulli que nous psalmodions depuis plus de cent ans ; qui a tant écrit de visions inintelligibles et de vérités apocalyptiques sur la théorie de la musique, où ni lui ni personne n’entendit jamais rien, et de qui nous avons un certain nombre d’opéras où il y a de l’harmonie, des bouts de chants, des idées décousues, du fracas, des vols, des triomphes, des lances, des gloires, des murmures, des victoires à perte d’haleine ; des airs de danse qui dureront éternellement, et qui, après avoir enterré le Florentin sera enterré par les virtuoses italiens, ce qu’il pressentait et le rendait sombre, triste, hargneux ; car personne n’a autant d’humeur, pas même une jolie femme qui se lève avec un bouton sur le nez, qu’un auteur menacé de survivre à sa réputation ; témoins Marivaux et Crébillon le fils.

Il m’aborde… Ah, ah, vous voilà, monsieur le philosophe, et que faites-vous ici parmi ce tas de fainéants ? Est-ce que vous perdez aussi votre temps à pousser le bois ? C’est ainsi qu’on appelle par mépris jouer aux échecs ou aux dames.

MOI. – Non, mais quand je n’ai rien de mieux à faire, je m’amuse à regarder un instant, ceux qui le poussent bien.

LUI. – En ce cas, vous vous amusez rarement ; excepté Légal et Philidor, le reste n’y entend rien.

MOI. – Et monsieur de Bissy donc ?

LUI. – Celui-là est en joueur d’échecs, ce que mademoiselle Clairon est en acteur. Ils savent de ces jeux, l’un et l’autre, tout ce qu’on en peut apprendre.

MOI. – Vous êtes difficile, et je vois que vous ne faites grâce qu’aux hommes sublimes.

LUI. – Oui, aux échecs, aux dames, en poésie, en éloquence, en musique, et autres fadaises comme cela. A quoi bon la médiocrité dans ces genres.

MOI.