N’en déplaise au ministre sublime que vous m’avez cité, je crois que si le mensonge peut servir un moment, il est nécessairement nuisible à la longue ; et qu’au contraire, la vérité sert nécessairement à la longue ; bien qu’il puisse arriver qu’elle nuise dans le moment. D’où je serais tenté de conclure que l’homme de génie qui décrie une erreur générale, ou qui accrédite une grande vérité, est toujours un être digne de notre vénération. Il peut arriver que cet être soit la victime du préjugé et des lois ; mais il y a deux sortes de lois, les unes d’une équité, d’une généralité absolues ; d’autres bizarres qui ne doivent leur sanction qu’à l’aveuglement ou la nécessité des circonstances. Celles-ci ne couvrent le coupable qui les enfreint que d’une ignominie passagère ; ignominie que le temps reverse sur les juges et sur les nations, pour y rester à jamais. De Socrate, ou du magistrat qui lui fit boire la ciguë, quel est aujourd’hui le déshonoré ?
LUI. – Le voilà bien avancé ! en a-t-il été moins condamné ? en a-t-il moins été mis à mort ? en a-t-il moins été un citoyen turbulent ? par le mépris d’une mauvaise loi, en a-t-il moins encouragé les fous au mépris des bonnes ? en a-t-il moins été un particulier audacieux et bizarre ? Vous n’étiez pas éloigné tout à l’heure d’un aveu peu favorable aux hommes de génie.
MOI. – Écoutez-moi, cher homme. Une société ne devrait point avoir de mauvaises lois ; et si elle n’en avait que de bonnes, elle ne serait jamais dans le cas de persécuter un homme de génie. Je ne vous ai pas dit que le génie fût indivisiblement attaché à la méchanceté, ni la méchanceté au génie. Un sot sera plus souvent un méchant qu’un homme d’esprit. Quand un homme de génie serait communément d’un commerce dur, difficile, épineux, insupportable, quand même ce serait un méchant, qu’en concluriez-vous ?
LUI. – Qu’il est bon à noyer.
MOI. – Doucement ; cher homme. Ça, dites-moi ; je ne prendrai pas votre oncle pour exemple ; c’est un homme dur ; c’est un brutal ; il est sans humanité ; il est avare. Il est mauvais père, mauvais époux ; mauvais oncle ; mais il n’est pas assez décidé que ce soit un homme de génie ; qu’il ait poussé son art fort loin, et qu’il soit question de ses ouvrages dans dix ans. Mais Racine ? Celui-là certes avait du génie, et ne passait pas pour un trop bon homme. Mais de Voltaire ?
LUI. – Ne me pressez pas ; car je suis conséquent.
MOI. – Lequel des deux préféreriez-vous ? Ou qu’il eût été un bon homme, identifié avec son comptoir comme Briasson ou avec son aune, comme Barbier, faisant régulièrement tous les ans un enfant légitime à sa femme, bon mari ; bon père, bon oncle, bon voisin, honnête commerçant, mais rien de plus ; ou qu’il eût été fourbe, traître, ambitieux, envieux, méchant ; mais auteur d’Andromaque, de Britannicus, d’Iphigénie, de Phèdre, d’Athalie.
LUI. – Pour lui, ma foi, peut-être que de ces deux hommes, il eût mieux valu qu’il eût été le premier.
MOI. – Cela est même infiniment plus vrai que vous ne le sentez.
LUI. – Oh ! vous voilà, vous autres ! Si nous disons quelque chose de bien, c’est comme des fous, ou des inspirés ; par hasard. Il n’y a que vous autres qui vous entendiez. Oui, monsieur le philosophe. Je m’entends ; et je m’entends ainsi que vous vous entendez.
MOI. – Voyons ; eh bien, pourquoi pour lui ?
LUI. – C’est que toutes ces belles choses-là qu’il a faites ne lui ont pas rendu vingt mille francs ; et que s’il eût été un bon marchand en soie de la rue Saint-Denis ou Saint-Honoré, un bon épicier en gros, un apothicaire bien achalandé, il eût amassé une fortune immense, et qu’en l’amassant, il n’y aurait eu sorte de plaisirs dont il n’eût joui ; qu’il aurait donné de temps en temps la pistole à un pauvre diable de bouffon comme moi qui l’aurait fait rire, qui lui aurait procuré dans l’occasion une jeune fille qui l’aurait désennuyé de l’éternelle cohabitation avec sa femme ; que nous aurions fait d’excellents repas chez lui, joué gros jeu ; bu d’excellents vins, d’excellentes liqueurs, d’excellents cafés, fait des parties de campagne ; et vous voyez que je m’entendais. Vous riez. Mais laissez-moi dire. Il eût été mieux pour ses entours.
MOI.
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