Cette
tristesse, avait-il remarqué, était une constante qui teintait toutes
ses autres expressions. Quand elle posa les yeux sur lui, il pensa,
et ce n’était pas la première fois, que sous cette fidélité brûlait
un feu intense.
— Pourquoi courir à droite et à gauche ? demanda Lestrade.
La fin survient bien assez tôt. Ici comme ailleurs.
Un bruit de bottes trotta dans la nuit, un poing s’écrasa contre
la porte, qui s’ouvrit pour laisser apparaître un mineur.
— Docteur, dit-il. Il y a eu un effondrement à Happy Camp.
On a ramené un homme. Il a eu la poitrine écrasée.
— J’arrive. Retournes-y et enlève-lui sa chemise.
L’homme repartit à la même allure, pendant que Balance faisait changer ses jetons de poker.
— Marta, demanda-t-il, je peux avoir un peu de café ?
— Tu réagis avec sang-froid, fit remarquer Lestrade. Sans te
presser.
Le médecin se leva et prit la tasse qu’on lui tendait. Il s’inclina
devant Mme Lestrade avant de boire à petites gorgées.
— Non, je ne suis pas pressé. Je travaille beaucoup, mais à mon
rythme. Sinon, je mourrais. Quant à cet homme, s’il a vraiment
la poitrine broyée, inutile de se presser. Je ne peux pas faire grand-chose pour lui. Et, bien évidemment, je garde toujours mon sang-froid. Ce serait idiot de s’affoler.
Il posa la tasse et accompagna d’un sourire le reproche qu’il
adressa à Lestrade :
— Mais si je reste calme, Jack, je ne suis pas cynique. Si j’étais
un philosophe amateur disposant de temps libre, comme toi, je
pourrais peut-être m’offrir ce luxe.
— Va au diable, répondit Lestrade sur un ton bon enfant. Tu
veux dire que malgré toute ton expérience des carcasses transpirantes et sales des êtres humains, de leurs folies stupides et brutales, de leurs superstitions et de leurs ignorances, de leurs passions
vulgaires et malhonnêtes, tu continues à éprouver pour eux de la
pitié ou de la compassion ?
La langue du médecin pouvait être cinglante quand il le voulait, comme maintenant.
— Tu n’es pas un réaliste. Tu es un dilettante. J’en apprends
plus sur les gens en une minute que toi en une année. Je sais de
quoi ils sont faits et je sais ce dont ils sont capables quand ils
sont à bout de ressources. Je n’ai pas seulement pitié d’eux. Je
les respecte.
Sur ce, il se remit à siroter son café.
— Bah, fit Lestrade avec un geste d’agacement.
Camrose intervint :
— La mort survient plus vite quand on s’avoue vaincu. Et je
crois que tu as déjà renoncé.
Lestrade le foudroya du regard.
— Tu ne vaux pas mieux que moi pour ce qui est de la compassion. Tu en as surtout pour George Camrose. Tu ne gaspilles
pas ton énergie dans d’autres directions.
Camrose sourit.
— Tu as peut-être raison. On recherche tous la fortune, je
suppose. Ensuite, la question est de savoir comment l’atteindre
le plus vite possible.
Marta Lestrade l’observait pendant qu’il parlait. Camrose sentait la puissance de ses yeux sombres et méfiants. Lestrade l’étudiait également, avec le plus vif intérêt.
— Ce n’est qu’une suite de chiffres joliment alignés dans ton
livre de comptes, dit-il. Je te souhaite bonne chance. On vit dans
un monde brutal.
1 comment