Je veux parler d’une barbarie inévitable, synthétique, enfantine, qui reste souvent visible dans un art parfait (mexicaine, égyptienne ou ninivite23), et qui dérive du besoin de voir les choses grandement, de les considérer surtout dans l’effet de leur ensemble. Il n’est pas superflu d’observer ici que beaucoup de gens ont accusé de barbarie tous les peintres dont le regard est synthétique et abréviateur. Par exemple M. Corot24, qui s’applique tout d’abord à tracer les lignes principales d’un paysage, son ossature et sa physionomie. Ainsi, M. G., traduisant fidèlement ses propres impressions, marque avec une énergie instinctive les points culminants ou
lumineux d’un objet (ils peuvent être culminants ou lumineux au point de vue dramatique), ou ses principales caractéristiques, quelquefois même avec une exagération utile pour la mémoire humaine ; et l’imagination du spectateur, subissant à son tour cette mnémonique25 si despotique, voit avec netteté l’impression produite par les choses sur l’esprit de M. G. Le spectateur est ici le traducteur d’une traduction toujours claire et enivrante.
Il est une condition qui ajoute beaucoup à la force vitale de cette traduction légendaire de la vie extérieure. Je veux parler de la méthode de dessiner de M. G. Il dessine de mémoire, et non d’après le modèle, sauf dans les cas (la guerre de Crimée, par exemple) où il y a nécessité urgente de prendre des notes immédiates, précipitées, et d’arrêter les lignes principales d’un sujet. En fait, tous les bons et vrais dessinateurs dessinent d’après l’image écrite dans leur cerveau, et non d’après la nature. Si l’on nous objecte les admirables croquis de Raphaël, de Watteau26 et de beaucoup d’autres, nous dirons que ce sont là des notes très minutieuses, il est vrai, mais de pures notes. Quand un véritable artiste en est venu à l’exécution définitive de son œuvre, le modèle lui serait plutôt un embarras qu’un secours. Il arrive même que des hommes tels que Daumier et M. G., accoutumés dès longtemps à exercer leur mémoire et à la remplir
d’images, trouvent devant le modèle et la multiplicité de détails qu’il comporte leur faculté principale troublée et comme paralysée.
Il s’établit alors un duel entre la volonté de tout voir, de ne rien oublier, et la faculté de la mémoire qui a pris l’habitude d’absorber vivement la couleur générale et la silhouette, l’arabesque du contour. Un artiste ayant le sentiment parfait de la forme, mais accoutumé à exercer surtout sa mémoire et son imagination, se trouve alors comme assailli par une émeute de détails, qui tous demandent justice avec la furie d’une foule amoureuse d’égalité absolue. Toute justice se trouve forcément violée ; toute harmonie détruite, sacrifiée ; mainte trivialité devient énorme ; mainte petitesse, usurpatrice. Plus l’artiste se penche avec impartialité vers le détail, plus l’anarchie augmente. Qu’il soit myope ou presbyte, toute hiérarchie et toute subordination disparaissent. C’est un accident qui se présente souvent dans les œuvres d’un de nos peintres les plus en vogue, dont les défauts d’ailleurs sont si bien appropriés aux défauts de la foule, qu’ils ont singulièrement servi sa popularité. La même analogie se fait deviner dans la pratique de l’art du comédien, art si mystérieux, si profond, tombé aujourd’hui dans la confusion des décadences. M. Frédérick Lemaître27 compose un rôle avec l’ampleur et la largeur du génie. Si étoilé que soit son jeu de détails lumineux, il reste toujours
synthétique et sculptural. M. Bouffé28 compose les siens avec une minutie de myope et de bureaucrate. En lui tout éclate, mais rien ne se fait voir, rien ne veut être gardé par la mémoire.
Ainsi, dans l’exécution de M. G. se montrent deux choses : l’une, une contention de mémoire résurrectionniste, évocatrice, une mémoire qui dit à chaque chose : « Lazare, lève toi ! », l’autre, un feu, une ivresse de crayon, de pinceau, ressemblant presque à une fureur. C’est la peur qui possède tous les grands artistes et qui leur fait désirer si ardemment de s’approprier tous les moyens d’expression, pour que jamais les ordres de l’esprit ne soient altérés par les hésitations de la main ; pour que finalement l’exécution, l’exécution idéale, devienne aussi inconsciente, aussi coulante que l’est la digestion pour le cerveau de l’homme bien portant qui a dîné. M. G. commence par de légères indications au crayon, qui ne marquent guère que la place que les objets doivent tenir dans l’espace. Les plans principaux sont indiqués ensuite par des teintes au lavis, des masses vaguement, légèrement colorées d’abord, mais reprises plus tard et chargées successivement de couleurs plus intenses. Au dernier moment, le contour des objets est définitivement cerné par de l’encre. À moins de les avoir vus, on ne se douterait pas des effets surprenants qu’il peut obtenir par cette méthode si simple et presque élémentaire. Elle a cet
incomparable avantage, qu’à n’importe quel point de son progrès, chaque dessin a l’air suffisamment fini ; vous nommerez cela une ébauche si vous voulez, mais ébauche parfaite. Toutes les valeurs y sont en pleine harmonie, et s’il les veut pousser plus loin, elles marcheront toujours de front vers le perfectionnement désiré.
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