Tous les personnages qui peuplent cette composition sont des portraits, et l’un des plus curieux, par la bizarrerie de sa physionomie aussi peu hellénique que possible, est celui d’une dame allemande, placée à côté de la reine et attachée à son service.

Dans les collections de M. G., on rencontre souvent l’empereur des Français, dont il a su réduire la figure, sans nuire à la ressemblance, à un croquis infaillible, et qu’il exécute avec la certitude d’un paraphe. Tantôt l’Empereur passe des revues, lancé au galop de son cheval et accompagné d’officiers dont les traits sont facilement reconnaissables, ou de princes étrangers, européens, asiatiques ou africains, à qui il fait, pour ainsi dire, les honneurs de Paris. Quelquefois il est immobile sur un cheval dont les pieds sont aussi assurés que les quatre pieds d’une table, ayant à sa gauche l’Impératrice en costume d’amazone, et, à sa droite, le petit Prince impérial, chargé d’un bonnet à poils et se tenant militairement sur un petit cheval hérissé comme les poneys que les artistes anglais lancent volontiers dans leurs paysages ; quelquefois disparaissant au milieu d’un tourbillon de lumière et de poussière dans les allées du bois de Boulogne ; d’autres fois se promenant lentement à travers les acclamations du faubourg Saint-Antoine. Une surtout de ces aquarelles m’a ébloui par son caractère magique. Sur le bord d’une loge d’une richesse lourde et princière, l’Impératrice apparaît dans une attitude tranquille et reposée ; l’Empereur se penche légèrement comme pour mieux voir le théâtre ; au-dessous, deux cent gardes, debout, dans une immobilité militaire et presque hiératique, reçoivent sur leur brillant uniforme les éclaboussures de la rampe. Derrière la bande de feu, dans l’atmosphère idéale de la scène, les comédiens chantent, déclament, gesticulent harmonieusement ; de l’autre côté, s’étend un abîme de lumière vague, un espace circulaire encombré de figures humaines à tous les étages : c’est le lustre et le public.

Les mouvements populaires, les clubs et les solennités de 1848 avaient également fourni à M. G. une série de compositions pittoresques dont la plupart ont été gravées pour l’Illustrated London News. Il y a quelques années, après un séjour en Espagne, très fructueux pour son génie, il composa aussi un album de même nature, dont je n’ai vu que des lambeaux. L’insouciance avec laquelle il donne ou prête ses dessins l’expose souvent à des pertes irréparables.

VIII

Le militaire

Pour définir une fois de plus le genre de sujets préférés par l’artiste, nous dirons que c’est la pompe de la vie, telle qu’elle s’offre dans les capitales du monde civilisé, la pompe de la vie militaire, de la vie élégante, de la vie galante. Notre observateur est toujours exact à son poste, partout où coulent les plaisirs profonds et impétueux, les Orénoques du cœur humain, la guerre, l’amour, le jeu ; partout où s’agitent les fêtes et les fictions qui représentent ces grands éléments de bonheur et d’infortune. Mais il montre une prédilection très marquée pour le militaire, pour le soldat, et je crois que cette affection dérive non seulement des vertus et des qualités qui passent forcément de l’âme du guerrier dans son attitude et sur son visage, mais aussi de la parure voyante dont sa profusion le revêt. M. Paul de Molènes54 a écrit quelques pages aussi charmantes que sensées, sur la coquetterie militaire et sur le sens moral de ces costumes étincelants dont tous les gouvernements se plaisent à habiller leurs troupes. M. G. signerait volontiers ces lignes-là.

Nous avons parlé déjà de l’idiotisme55 de beauté particulier à chaque époque, et nous avons observé que chaque siècle avait, pour ainsi dire, sa grâce personnelle. La même remarque peut s’appliquer aux professions ; chacune tire sa beauté extérieure des lois morales auxquelles elle est soumise. Dans les unes, cette beauté sera marquée d’énergie, et, dans les autres, elle portera les signes visibles de l’oisiveté. C’est comme l’emblème du caractère, c’est l’estampille de la fatalité. Le militaire, pris en général, a sa beauté, comme le dandy et la femme galante ont la leur, d’un goût essentiellement différent. On trouvera naturel que je néglige les professions où un exercice exclusif et violent déforme les muscles et marque le visage de servitude. Accoutumé aux surprises, le militaire est difficilement étonné. Le signe particulier de la beauté sera donc, ici, une insouciance martiale, un mélange singulier de placidité et d’audace ; c’est une beauté qui dérive de la nécessité d’être prêt à mourir à chaque minute. Mais le visage du militaire idéal devra être marqué d’une grande simplicité ; car, vivant en commun comme les moines et les écoliers, accoutumés à se décharger des soucis journaliers de la vie sur une paternité abstraite, les soldats sont, en beaucoup de choses, aussi simples que les enfants ; et, comme les enfants, le devoir étant accompli, ils sont faciles à amuser et portés aux divertissements violents. Je ne crois pas exagérer en affirmant que toutes ces considérations morales jaillissent naturellement des croquis et des aquarelles de M. G. Aucun type militaire n’y manque, et tous sont saisis avec une espèce de joie enthousiaste : le vieil officier d’infanterie, sérieux et triste, affligeant son cheval de son obésité ; le joli officier d’état-major, pincé dans sa taille, se dandinant des épaules, se penchant sans timidité sur le fauteuil des dames, et qui, vu de dos, fait penser aux insectes les plus sveltes et les plus élégants ; le zouave et le tirailleur, qui portent dans leur allure un caractère excessif d’audace et d’indépendance, et comme un sentiment plus vif de responsabilité personnelle ; la désinvolture agile et gaie de la cavalerie légère ; la physionomie vaguement professorale et académique des corps spéciaux, comme l’artillerie et le génie, souvent confirmée par l’appareil peu guerrier des lunettes : aucun de ces modèles, aucune de ces nuances ne sont négligés, et tous sont résumés, définis avec le même amour et le même esprit.

J’ai actuellement sous les yeux une de ces compositions d’une physionomie générale vraiment héroïque, qui représente une tête de colonne d’infanterie ; peut-être ces hommes reviennent-ils d’Italie et font-ils une halte sur les boulevards devant l’enthousiasme de la multitude ; peut-être viennent-ils d’accomplir une longue étape sur les routes de la Lombardie ; je ne sais. Ce qui est visible, pleinement intelligible, c’est le caractère ferme, audacieux, même dans sa tranquillité, de tous ces visages hâlés par le soleil, la pluie et le vent.

Voilà bien l’uniformité d’expression créée par l’obéissance et les douleurs supportées en commun ; l’air résigné du courage éprouvé par les longues fatigues. Les pantalons retroussés et emprisonnés dans les guêtres, les capotes flétries par la poussière, vaguement décolorées, tout l’équipement enfin a pris lui-même l’indestructible physionomie des êtres qui reviennent de loin et qui ont couru d’étranges aventures. On dirait que tous ces hommes sont plus solidement appuyés sur leurs reins, plus carrément installés sur leurs pieds, plus d’aplomb que ne peuvent l’être les autres hommes. Si Charlet56, qui fut toujours à la recherche de ce genre de beauté et qui a si souvent trouvé, avait vu ce dessin, il en eût été singulièrement frappé.

IX

Le dandy

L’homme riche, oisif, et qui, même blasé, n’a pas d’autre occupation que de courir à la piste du bonheur ; l’homme élevé dans le luxe et accoutumé dès sa jeunesse à l’obéissance des autres hommes, celui enfin qui n’a pas d’autre profession que l’élégance, jouira toujours, dans tous les temps, d’une physionomie distincte, tout à fait à part. Le dandysme est une institution vague, aussi bizarre que le duel ; très ancienne, puisque César, Catilina, Alcibiade57 nous en fournissent des types éclatants ; très générale, puisque Chateaubriand l’a trouvée dans les forêts et au bord des lacs du Nouveau-Monde58. Le dandysme, qui est une institution en dehors des lois, a des lois rigoureuses auxquelles sont strictement soumis tous ses sujets, quelles que soient d’ailleurs la fougue et l’indépendance de leur caractère. Les romanciers anglais ont, plus que les autres, cultivé le roman de high life59, et les Français qui, comme M. de Custine60, ont voulu spécialement écrire des romans d’amour, ont d’abord pris soin, et très judicieusement, de doter leurs personnages de fortunes assez vastes pour payer sans hésitation toutes leurs fantaisies ; ensuite ils les ont dispensés de toute profession. Ces êtres n’ont pas d’autre état que de cultiver l’idée du beau dans leur personne, de satisfaire leurs passions, de sentir et de penser.