la porte s’ouvrit d’elle-même... Nous entrâmes.
J’attendis un moment sous le porche, dans l’ombre. L’homme posa sa malle par terre, je le payai, et il s’en alla bien vite... Derrière lui, l’énorme porte se referma lourdement, lourdement... Bientôt après, un portier somnolent, tenant à la main une grosse lanterne, s’approcha de moi.
– Vous êtes sans doute un nouveau ? me dit-il d’un air endormi.
Il me prenait pour un élève...
– Je ne suis pas un élève du tout. Je viens ici comme maître d’études ; conduisez-moi chez le principal...
Le portier parut surpris ; il souleva sa casquette et m’engagea à entrer une minute dans la loge. Pour le quart d’heure, M. le principal était à l’église, avec les enfants. On me mènerait chez lui dès que la prière du soir serait terminée.
Dans la loge, on achevait de souper. Un grand beau gaillard à moustaches blondes dégustait un verre d’eau-de-vie aux côtés d’une petite femme maigre, souffreteuse, jaune comme un coing et emmitouflée jusqu’aux oreilles dans un châle fané.
– Qu’est-ce donc, monsieur Cassagne ? demanda l’homme aux moustaches.
– C’est le nouveau maître d’études, répondit le concierge en me désignant... Monsieur est si petit que je l’avais d’abord pris pour un élève.
– Le fait est, dit l’homme aux moustaches, en me regardant par-dessus son verre, que nous avons ici des élèves plus grands et même plus âgés que monsieur... Veillon l’aîné, par exemple.
– Et Crouzat, ajouta le concierge.
– Et Soubeyrol... fit la femme.
Là-dessus, ils se mirent à parler entre eux à voix basse, le nez dans leur vilaine eau-de-vie et me dévisageant du coin de l’œil... Au-dehors on entendait la tramontane qui ronflait et les voix criardes des élèves récitant les litanies à la chapelle.
Tout à coup une cloche sonna ; un grand bruit de pas se fit dans les vestibules.
– La prière est finie, me dit M. Cassagne en se levant ; montons chez le principal.
Il prit sa lanterne, et je le suivis.
Le collège me sembla immense... D’interminables corridors, de grands porches, de larges escaliers avec des rampes de fer ouvragé..., tout cela vieux, noir, enfumé... Le portier m’apprit qu’avant 89 la maison était une école de marine, et qu’elle avait compté jusqu’à huit cents élèves, tous de la plus grande noblesse.
Comme il achevait de me donner ces précieux renseignements, nous arrivions devant le cabinet du principal... M. Cassagne poussa doucement une double porte matelassée, et frappa deux fois contre la boiserie.
Une voix répondit : « Entrez ! » Nous entrâmes.
C’était un cabinet de travail très vaste, à tapisserie verte. Tout au fond, devant une longue table, le principal écrivait à la lueur pâle d’une lampe dont l’abat-jour était complètement baissé.
– Monsieur le principal, dit le portier en me poussant devant lui, voilà le nouveau maître qui vient pour remplacer M. Serrières.
– C’est bien, fit le principal sans se déranger.
Le portier s’inclina et sortit. Je restai debout au milieu de la pièce, en tortillant mon chapeau entre mes doigts.
Quand il eut fini d’écrire, le principal se tourna vers moi, et je pus examiner à mon aise sa petite face pâlotte et sèche, éclairée par deux yeux froids, sans couleur. Lui, de son côté, releva, pour mieux me voir, l’abat-jour de la lampe et accrocha un lorgnon à son nez.
– Mais c’est un enfant ! s’écria-t-il en bondissant sur son fauteuil. Que veut-on que je fasse d’un enfant !
Pour le coup, le petit Chose eut une peur terrible ; il se voyait déjà dans la rue, sans ressources... Il eut à peine la force de balbutier deux ou trois mots et de remettre au principal la lettre d’introduction qu’il avait pour lui.
Le principal prit la lettre, la lut, la relut, la plia, la déplia, la relut encore, puis il finit par me dire que, grâce à la recommandation toute particulière du recteur et à l’honorabilité de ma famille, il consentait à me prendre chez lui, bien que ma grande jeunesse lui fît peur. Il entama ensuite de longues déclamations sur la gravité de mes nouveaux devoirs ; mais je ne l’écoutais plus. Pour moi, l’essentiel était qu’on ne me renvoyât pas ; j’étais heureux, follement heureux. J’aurais voulu que M. le principal eût mille mains et les lui embrasser toutes.
Un formidable bruit de ferraille m’arrêta dans mes effusions. Je me retournai vivement et me trouvai en face d’un long personnage, à favoris rouges, qui venait d’entrer dans le cabinet sans qu’on l’eût entendu : c’était le surveillant général.
Sa tête penchée sur l’épaule, à l’Ecce homo[11], il me regardait avec le plus doux des sourires, en secouant un trousseau de clefs de toutes dimensions, suspendu à son index. Le sourire m’aurait prévenu en sa faveur, mais les clefs grinçaient avec un bruit terrible, – frinc ! frinc ! frinc ! –, qui me fit peur.
– Monsieur Viot, dit le principal, voici le remplaçant de M. Serrières qui nous arrive.
M. Viot s’inclina et me sourit le plus doucement du monde. Ses clefs, au contraire, s’agitèrent d’un air ironique et méchant comme pour dire : « Ce petit homme-là remplacer M. Serrières ! allons donc ! allons donc ! »
Le principal comprit aussi bien que moi ce que les clefs venaient de dire, et ajouta avec un soupir : « Je sais qu’en perdant M. Serrières, nous faisons une perte presque irréparable (ici les clefs poussèrent un véritable sanglot...) ; mais je suis sûr que si M. Viot veut bien prendre le nouveau maître sous sa tutelle spéciale, et lui inculquer ses précieuses idées sur l’enseignement, l’ordre et la discipline de la maison n’auront pas trop à souffrir du départ de M. Serrières. »
Toujours souriant et doux, M. Viot répondit que sa bienveillance m’était acquise et qu’il m’aiderait volontiers de ses conseils ; mais les clefs n’étaient pas bienveillantes, elles. Il fallait les entendre s’agiter et grincer avec frénésie : « Si tu bouges, petit drôle, gare à toi. »
– Monsieur Eyssette, conclut le principal, vous pouvez vous retirer.
1 comment