Des mains noires, des souliers sans cordon, de la boue jusque dans les cheveux, presque plus de culotte... un monstre.

Le plus risible, c’est qu’évidemment on l’avait fait très beau, ce jour-là, avant de me l’envoyer. Sa tête, mieux peignée qu’à l’ordinaire, était encore roide de pommade, et le nœud de cravate avait je ne sais quoi qui sentait les doigts maternels. Mais il y a tant de ruisseaux avant d’arriver au collège !...

Bamban s’était roulé dans tous.

Quand je le vis prendre son rang parmi les autres, paisible et souriant comme si de rien n’était, j’eus un mouvement d’horreur et d’indignation.

Je lui criai : « Va-t’en ! »

Bamban pensa que je plaisantais et continua de sourire. Il se croyait très beau, ce jour-là !

Je lui criai de nouveau : « Va-t’en ! va-t’en ! » Il me regarda d’un air triste et soumis, son œil suppliait ; mais je fus inexorable et la division s’ébranla, le laissant seul, immobile au milieu de la rue.

Je me croyais délivré de lui pour toute la journée, lorsqu’au sortir de la ville des rires et des chuchotements à mon arrière-garde me firent retourner la tête.

À quatre ou cinq pas derrière nous, Bamban suivait la promenade gravement.

– Doublez le pas, dis-je aux deux premiers.

Les élèves comprirent qu’il s’agissait de faire une niche au bancal, et la division se mit à filer d’un train d’enfer.

De temps en temps on se retournait pour voir si Bamban pouvait suivre, et on riait de l’apercevoir là-bas, bien loin, gros comme le poing, trottant dans la poussière de la route, au milieu des marchands de gâteaux et de limonade.

Cet enragé-là arriva à la Prairie presque en même temps que nous. Seulement il était pâle de fatigue et tirait la jambe à faire pitié.

J’en eus le cœur touché, et, un peu honteux de ma cruauté, je l’appelai près de moi doucement.

Il avait une petite blouse fanée, à carreaux rouges, la blouse du petit Chose, au collège de Lyon.

Je la reconnus tout de suite, cette blouse, et dans moi-même je me disais : « Misérable, tu n’as pas honte ? Mais c’est toi, c’est le petit Chose que tu t’amuses à martyriser ainsi. » Et, plein de larmes intérieures, je me mis à aimer de tout mon cœur ce pauvre déshérité.

Bamban s’était assis par terre à cause de ses jambes qui lui faisaient mal. Je m’assis près de lui. Je lui parlai... Je lui achetai une orange... J’aurais voulu lui laver les pieds.

À partir de ce jour, Bamban devint mon ami. J’appris sur son compte des choses attendrissantes...

C’était le fils d’un maréchal-ferrant qui, entendant vanter partout les bienfaits de l’éducation, se saignait les quatre membres, le pauvre homme ! pour envoyer son enfant demi-pensionnaire au collège. Mais, hélas ! Bamban n’était pas fait pour le collège, et il n’y profitait guère.

Le jour de son arrivée, on lui avait donné un modèle de bâtons en lui disant : « Fais des bâtons ! » Et depuis un an, Bamban faisait des bâtons. Et quels bâtons, grand Dieu !... tortus, sales, boiteux, clopinants, des bâtons de Bamban !..

Personne ne s’occupait de lui. Il ne faisait spécialement partie d’aucune classe ; en général, il entrait dans celle qu’il voyait ouverte. Un jour, on le trouva en train de faire ses bâtons dans la classe de philosophie... Un drôle d’élève ce Bamban !

Je le regardais quelquefois à l’étude, courbé en deux sur son cahier, suant, soufflant, tirant la langue, tenant sa plume à pleines mains et appuyant de toutes ses forces, comme s’il eût voulu traverser la table... À chaque bâton il reprenait de l’encre, et à la fin de chaque ligne, il rentrait sa langue et se reposait en se frottant les mains.

Bamban travaillait de meilleur cœur maintenant que nous étions amis...

Quand il avait terminé une page, il s’empressait de gravir ma chaire à quatre pattes et posait son chef-d’œuvre devant moi, sans parler.

Je lui donnais une petite tape affectueuse en lui disant : « C’est très bien ! » C’était hideux, mais je ne voulais pas le décourager.

De fait, peu à peu, les bâtons commençaient à marcher plus droit, la plume crachait moins, et il y avait moins d’encre sur les cahiers... Je crois que je serais venu à bout de lui apprendre quelque chose ; malheureusement, la destinée nous sépara. Le maître des moyens quittait le collège. Comme la fin de l’année était proche, le principal ne voulut pas prendre un nouveau maître. On installa un rhétoricien[13] à barbe dans la chaire des petits, et c’est moi qui fus chargé de l’étude des moyens.

Je considérai cela comme une catastrophe.

D’abord les moyens m’épouvantaient. Je les avais vus à l’œuvre les jours de Prairie, et la pensée que j’allais vivre sans cesse avec eux me serrait le cœur.

Puis il fallait quitter mes petits, mes chers petits que j’aimais tant... Comment serait pour eux le rhétoricien à barbe ?... Qu’allait devenir Bamban ? J’étais réellement malheureux.

Et mes petits aussi se désolaient de me voir partir. Le jour où je leur fis ma dernière étude, il y eut un moment d’émotion quand la cloche sonna... Ils voulurent tous m’embrasser. Quelques-uns même, je vous assure, trouvèrent des choses charmantes à me dire.

Et Bamban ?...

Bamban ne parla pas. Seulement, au moment où je sortais, il s’approcha de moi, tout rouge, et me mit dans la main, avec solennité, un superbe cahier de bâtons qu’il avait dessinés à mon intention.

Pauvre Bamban !

 

 

VII

 

Le pion

 

Je pris donc possession de l’étude des moyens.

Je trouvai là une cinquantaine de méchants drôles, montagnards joufflus de douze à quatorze ans, fils de métayers enrichis, que leurs parents envoyaient au collège pour en faire de petits bourgeois, à raison de cent vingt francs par trimestre.

Grossiers, insolents, orgueilleux, parlant entre eux un rude patois cévenol auquel je n’entendais rien, ils avaient presque tous cette laideur spéciale à l’enfance qui mue, de grosses mains rouges avec des engelures, des voix de jeunes coqs enrhumés, le regard abruti, et par là-dessus l’odeur du collège... Ils me haïrent tout de suite, sans me connaître.