Tout ce que j’avais d’intelligence était absorbé par cette affaire ; j’en ruminais dans mon esprit les éléments divers et contradictoires, et je m’épuisais à pénétrer le secret du drame que je pressentais.
Lorsque notre voiture s’arrêta, il faisait nuit noire.
Le quai des Orfèvres était désert et silencieux : pas un bruit, pas un passant. Les rares boutiques des environs étaient fermées. Toute la vie du quartier s’était réfugiée dans le petit restaurant qui fait presque le coin de la rue de Jérusalem, et sur les rideaux rouges de la devanture se dessinait l’ombre des consommateurs.
– Vous laissera-t-on arriver jusqu’au prévenu ? demandai-je à monsieur Méchinet.
– Assurément, me répondit-il. Ne suis-je pas chargé de suivre l’affaire… Ne faut-il pas que selon les nécessités imprévues de l’enquête, je puisse, à toute heure de jour et de nuit, interroger le détenu !…
Et d’un pas rapide, il s’engagea sous la voûte, en me disant :
– Arrivez, arrivez, nous n’avons pas de temps à perdre.
Il n’était pas besoin qu’il m’encourageât. J’allais à sa suite, agité d’indéfinissables émotions et tout frémissant d’une vague curiosité.
C’était la première fois que je franchissais le seuil de la préfecture de police, et Dieu sait quels étaient alors mes préjugés.
– Là, me disais-je, non sans un certain effroi, là est le secret de Paris…
J’étais si bien abîmé dans mes réflexions, qu’oubliant de regarder à mes pieds, je faillis tomber. Le choc me ramena au sentiment de la situation. Nous longions alors un immense couloir aux murs humides et au pavé raboteux. Bientôt mon compagnon entra dans une petite pièce où deux hommes jouaient aux cartes pendant que trois ou quatre autres fumaient leur pipe, étendus sur un lit de camp. Il échangea avec eux quelques paroles qui n’arrivèrent pas jusqu’à moi qui restais dehors, puis il ressortit et nous nous remîmes en marche.
Ayant traversé une cour et nous étant engagés dans un second couloir, nous ne tardâmes pas à arriver devant une grille de fer à pesants verrous et à serrure formidable.
Sur un mot de monsieur Méchinet, un surveillant nous l’ouvrit, cette grille ; nous laissâmes à droite une vaste salle où il me sembla voir des sergents de ville et des gardes de Paris, et enfin, nous gravîmes un escalier assez roide.
Au haut de cet escalier, à l’entrée d’un étroit corridor percé de quantité de petites portes, était assis un gros homme à face joviale, qui certes n’avait rien du classique geôlier.
Dès qu’il aperçut mon compagnon :
– Eh ! c’est monsieur Méchinet ! s’écria-t-il… Ma foi ! je vous attendais… Gageons que vous venez pour l’assassin du petit vieux des Batignolles.
– Précisément. Y a-t-il du nouveau ?
– Non.
– Cependant le juge d’instruction doit être venu.
– Il sort d’ici.
– Eh bien ?…
– Il n’est pas resté trois minutes avec l’accusé, et en le quittant il avait l’air très satisfait. Au bas de l’escalier, il a rencontré monsieur le directeur, et il lui a dit : « C’est une affaire dans le sac ; l’assassin n’a même pas essayé de nier… »
Monsieur Méchinet eut un bond de trois pieds, mais le gardien ne le remarqua pas, car il reprit :
– Du reste, ça ne m’a pas surpris… Rien qu’en voyant le particulier, quand on me l’a amené, j’ai dit : « En voilà un qui ne saura pas se tenir. »
– Et que fait-il maintenant ?
– Il geint… On m’a recommandé de le surveiller, de peur qu’il ne se suicide, et comme de juste, je le surveille… mais c’est bien inutile… C’est encore un de ces gaillards qui tiennent plus à leur peau qu’à celle des autres…
– Allons le voir, interrompit monsieur Méchinet, et surtout pas de bruit…
Tous trois, aussitôt, sur la pointe des pieds, nous nous avançâmes jusqu’à une porte de chêne plein, percée à hauteur d’homme d’un guichet grillé.
Par ce guichet, on voyait tout ce qui se passait dans la cellule, éclairée par un chétif bec de gaz.
Le gardien donna d’abord un coup d’œil, monsieur Méchinet regarda ensuite, puis vint mon tour…
Sur une étroite couchette de fer recouverte d’une couverture de laine grise à bandes jaunes, j’aperçus un homme couché à plat ventre, la tête cachée entre ses bras à demi repliés.
Il pleurait : le bruit sourd de ses sanglots arrivait jusqu’à moi, et par instants un tressaillement convulsif le secouait de la tête aux pieds.
– Ouvrez-nous, maintenant, commanda monsieur Méchinet au gardien.
Il obéit et nous entrâmes.
Au grincement de la clef, le prisonnier s’était soulevé et assis sur son grabat, les jambes et les bras pendants, la tête inclinée sur la poitrine, il nous regardait d’un air hébété.
C’était un homme de trente-cinq à trente-huit ans, d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, mais robuste, avec un cou apoplectique enfoncé entre de larges épaules. Il était laid ; la petite vérole l’avait défiguré, et son long nez droit et son front fuyant lui donnaient quelque chose de la physionomie stupide du mouton. Cependant, ses yeux bleus étaient très beaux, et il avait les dents d’une remarquable blancheur…
– Eh bien ! monsieur Monistrol, commença monsieur Méchinet, nous nous désolons donc !
Et l’infortuné ne répondant pas :
– Je conviens, poursuivit-il, que la situation n’est pas gaie… Cependant, si j’étais à votre place, je voudrais prouver que je suis un homme. Je me ferais une raison, et je tâcherais de démontrer mon innocence.
– Je ne suis pas innocent.
Cette fois, il n’y avait ni à équivoquer ni à suspecter l’intelligence d’un agent, c’était de la bouche même du prévenu que nous recueillions le terrible aveu.
– Quoi ! s’exclama monsieur Méchinet, c’est vous qui…
L’homme s’était redressé sur ses jambes titubantes, l’œil injecté, la bouche écumante, en proie à un véritable accès de rage.
– Oui, c’est moi, interrompit-il, moi seul. Combien de fois faudra-t-il donc que je le répète ?… Déjà, tout à l’heure, un juge est venu, j’ai tout avoué et signé mes aveux… Que demandez-vous de plus ? Allez, je sais ce qui m’attend, et je n’ai pas peur… J’ai tué, je dois être tué !… Coupez-moi donc le cou, le plus tôt sera le mieux…
Un peu étourdi d’abord, monsieur Méchinet s’était vite remis.
– Un instant, que diable ! dit-il ; on ne coupe pas le cou aux gens comme cela… D’abord, il faut qu’ils prouvent qu’ils sont coupables… Puis, la justice comprend certains égarements, certaines fatalités, si vous voulez, et c’est même pour cela qu’elle a inventé les circonstances atténuantes.
Un gémissement inarticulé fut la seule réponse de Monistrol, et monsieur Méchinet continua :
– Vous lui en vouliez donc terriblement à votre oncle ?
– Oh ! non !
– Alors, pourquoi ?…
– Pour hériter. Mes affaires étaient mauvaises, allez aux informations… J’avais besoin d’argent, mon oncle, qui était très riche, m’en refusait…
– Je comprends, vous espériez échapper à la justice…
– Je l’espérais.
Jusqu’alors, je m’étais étonné de la façon dont monsieur Méchinet conduisait ce rapide interrogatoire, mais maintenant je me l’expliquais… Je devinais la suite, je voyais quel piège il allait tendre au prévenu.
– Autre chose, reprit-il brusquement ; où avez-vous acheté le revolver qui vous a servi à commettre le meurtre ?
Nulle surprise ne parut sur le visage de Monistrol.
– Je l’avais en ma possession depuis longtemps, répondit-il.
– Qu’en avez-vous fait après le crime ?
– Je l’ai jeté sur le boulevard extérieur.
– C’est bien, prononça gravement monsieur Méchinet, on fera des recherches et on le retrouvera certainement.
Et après un moment de silence :
– Ce que je ne m’explique pas, ajouta-t-il, c’est que vous vous soyez fait suivre de votre chien…
– Quoi ! comment !… mon chien…
– Oui, Pluton… la concierge l’a reconnu…
Les poings de Monistrol se crispèrent, il ouvrit la bouche pour répondre, mais une réflexion soudaine traversant son esprit, il se rejeta sur son lit en disant d’un accent d’inébranlable résolution :
– C’est assez me torturer, vous ne m’arracherez plus un mot…
Il était clair qu’à insister on perdrait sa peine.
Nous nous retirâmes donc, et une fois dehors, sur le quai, saisissant le bras de monsieur Méchinet :
– Vous l’avez entendu, lui dis-je, ce malheureux ne sait seulement pas de quelle façon a péri son oncle… Est-il possible encore de douter de son innocence !…
Mais c’était un terrible sceptique, que ce vieux policier.
– Qui sait !… répondit-il… j’ai vu de fameux comédiens en ma vie… Mais en voici assez pour aujourd’hui… ce soir, je vous emmène manger ma soupe… Demain, il fera jour et nous verrons…
Il n’était pas loin de dix heures lorsque monsieur Méchinet, que j’escortais toujours, sonna à la porte de son appartement.
– Je n’emporte jamais de passe-partout, me dit-il. Dans notre sacré métier, on ne sait jamais ce qui peut arriver… Il y a bien des gredins qui m’en veulent, et si je ne suis pas toujours prudent pour moi, je dois l’être pour ma femme.
L’explication de mon digne voisin était superflue : j’avais compris. J’avais même observé qu’il sonnait d’une façon particulière, qui devait être un signal convenu entre sa femme et lui.
Ce fut la gentille madame Méchinet qui vint nous ouvrir.
D’un mouvement preste et gracieux autant que celui d’une chatte, elle sauta au cou de son mari, en s’écriant :
– Te voilà donc !… je ne sais pourquoi, j’étais presque inquiète…
Mais elle s’arrêta brusquement : elle venait de m’apercevoir. Sa gaie physionomie s’assombrit, et elle se recula ; et s’adressant autant à moi qu’à son mari :
– Quoi ! reprit-elle, vous sortez du café, à cette heure !… cela n’a pas le sens commun !
Monsieur Méchinet avait aux lèvres l’indulgent sourire de l’homme sûr d’être aimé, qui sait pouvoir apaiser d’un seul mot la querelle qu’on lui cherche.
– Ne nous gronde pas, Caroline, répondit-il, m’associant à sa cause par ce pluriel, nous ne sortons pas du café et nous n’avons pas perdu notre temps… On est venu me chercher pour une affaire, pour un assassinat commis aux Batignolles.
D’un regard soupçonneux, la jeune femme nous examina alternativement, son mari et moi, et quand elle fut persuadée qu’on ne la trompait pas, elle fit seulement :
– Ah !…
Mais il faudrait une page pour détailler tout ce que contenait cette brève exclamation.
Elle s’adressait à monsieur Méchinet et signifiait clairement :
– Quoi ! tu t’es confié à ce jeune homme, tu lui as révélé ta situation, tu l’as initié à nos secrets !
C’est ainsi que je l’interprétais, ce « ah ! » si éloquent, et mon digne voisin l’interpréta comme moi, car il répondit :
– Eh bien ! oui. Où est le mal ? Si j’ai à redouter la vengeance des misérables que j’ai livrés à la justice, qu’ai-je à craindre des honnêtes gens ?… T’imaginerais-tu, par hasard, que je me cache, que j’ai honte de mon métier…
– Tu m’as mal compris, mon ami, objecta la jeune femme…
Monsieur Méchinet ne l’entendit même pas. Il venait d’enfourcher – je connus ce détail plus tard – un dada favori qui l’emportait toujours.
– Parbleu ! poursuivit-il, tu as de singulières idées, madame ma femme. Quoi ! je suis une des sentinelles perdues de la civilisation, au prix de mon repos et au risque de ma vie, j’assure la sécurité de la société et j’en rougirais !… Ce serait par trop plaisant. Tu me diras qu’il existe, contre nous autres de la police, quantité de préjugés ineptes légués par le passé… Que m’importe ! Oui, je sais qu’il y a des messieurs susceptibles qui nous regardent de très haut… Mais sacrebleu ! je voudrais bien voir leur mine si demain mes collègues et moi nous nous mettions en grève, laissant le pavé libre à l’armée de gredins que nous tenons en respect !
Accoutumée sans doute à des sorties de ce genre, madame Méchinet ne souffla mot, et bien elle fit, car mon brave voisin ne rencontrant pas de contradiction, se calma comme par enchantement.
– Mais en voici assez, dit-il à sa femme. Il s’agit pour l’instant d’une chose bien autrement importante… Nous n’avons pas dîné, nous mourons de faim, as-tu de quoi nous donner à souper ?…
Ce qui arrivait ce soir devait être arrivé trop souvent pour que madame Méchinet se laissât prendre sans vert.
– Dans cinq minutes, ces messieurs seront servis, répondit-elle avec le plus aimable sourire.
En effet, le moment d’après, nous nous mettions à table devant une belle pièce de bœuf froid, servie par madame Méchinet qui ne cessait de remplir nos verres d’un excellent petit vin de Mâcon.
Et moi, pendant que mon digne voisin jouait de la fourchette en conscience, considérant cet intérieur paisible qui était le sien, cette jolie petite femme prévenante qui était la sienne, je me demandais si c’était bien là un de ces « farouches » agents de la sûreté qui ont été les héros de tant de récits absurdes.
Cependant la grosse faim ne tarda pas à être apaisée, et monsieur Méchinet entreprit de raconter à sa femme notre expédition.
Et il ne racontait pas à la légère, il descendait dans les plus menus détails. Elle s’était assise à côté de lui, et à la façon dont elle écoutait, d’un petit air capable, demandant des explications quand elle n’avait pas bien compris, on devinait l’Égérie bourgeoise habituée à être consultée et qui a voix délibérative.
Lorsque monsieur Méchinet eut achevé :
– Tu as fait une grande faute, lui dit-elle, une faute irréparable.
– Laquelle ?…
– Ce n’est pas à la préfecture qu’il fallait aller, en quittant les Batignolles…
– Cependant, Monistrol…
– Oui, tu voulais l’interroger… Quel bénéfice en as-tu retiré ?
– Cela m’a servi, ma chère amie…
– À rien. C’est rue Vivienne, que tu devais courir, chez la femme… Tu la surprenais sous le coup de l’émotion qu’elle a nécessairement ressentie de l’arrestation de son mari, et si elle est complice, comme on doit le supposer, avec un peu d’adresse tu la confessais…
J’avais bondi sur ma chaise à ces mots.
– Quoi, madame, m’écriai-je, vous croyez Monistrol coupable !…
Après un moment d’hésitation, elle répondit :
– Oui.
Puis très vivement :
– Mais je suis sûre, entendez-vous, absolument sûre, que l’idée du meurtre vient de la femme. Sur vingt crimes commis par les hommes, quinze ont été conçus, ruminés et inspirés par des femmes… demandez à Méchinet. La déposition de la concierge eût dû vous éclairer. Qu’est-ce que cette madame Monistrol ? Une personne remarquablement belle, vous a-t-on dit, coquette, ambitieuse, rongée de convoitises et qui mène son mari par le bout du nez. Or quelle était sa position ? Mesquine, étroite, précaire.
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