J’avais même observé qu’il sonnait d’une façon particulière, qui devait être un signal convenu entre sa femme et lui.
Ce fut la gentille madame Méchinet qui vint nous ouvrir.
D’un mouvement preste et gracieux autant que celui d’une chatte, elle sauta au cou de son mari, en s’écriant :
– Te voilà donc !… je ne sais pourquoi, j’étais presque inquiète…
Mais elle s’arrêta brusquement : elle venait de m’apercevoir. Sa gaie physionomie s’assombrit, et elle se recula ; et s’adressant autant à moi qu’à son mari :
– Quoi ! reprit-elle, vous sortez du café, à cette heure !… cela n’a pas le sens commun !
Monsieur Méchinet avait aux lèvres l’indulgent sourire de l’homme sûr d’être aimé, qui sait pouvoir apaiser d’un seul mot la querelle qu’on lui cherche.
– Ne nous gronde pas, Caroline, répondit-il, m’associant à sa cause par ce pluriel, nous ne sortons pas du café et nous n’avons pas perdu notre temps… On est venu me chercher pour une affaire, pour un assassinat commis aux Batignolles.
D’un regard soupçonneux, la jeune femme nous examina alternativement, son mari et moi, et quand elle fut persuadée qu’on ne la trompait pas, elle fit seulement :
– Ah !…
Mais il faudrait une page pour détailler tout ce que contenait cette brève exclamation.
Elle s’adressait à monsieur Méchinet et signifiait clairement :
– Quoi ! tu t’es confié à ce jeune homme, tu lui as révélé ta situation, tu l’as initié à nos secrets !
C’est ainsi que je l’interprétais, ce « ah ! » si éloquent, et mon digne voisin l’interpréta comme moi, car il répondit :
– Eh bien ! oui. Où est le mal ? Si j’ai à redouter la vengeance des misérables que j’ai livrés à la justice, qu’ai-je à craindre des honnêtes gens ?… T’imaginerais-tu, par hasard, que je me cache, que j’ai honte de mon métier…
– Tu m’as mal compris, mon ami, objecta la jeune femme…
Monsieur Méchinet ne l’entendit même pas. Il venait d’enfourcher – je connus ce détail plus tard – un dada favori qui l’emportait toujours.
– Parbleu ! poursuivit-il, tu as de singulières idées, madame ma femme. Quoi ! je suis une des sentinelles perdues de la civilisation, au prix de mon repos et au risque de ma vie, j’assure la sécurité de la société et j’en rougirais !… Ce serait par trop plaisant. Tu me diras qu’il existe, contre nous autres de la police, quantité de préjugés ineptes légués par le passé… Que m’importe ! Oui, je sais qu’il y a des messieurs susceptibles qui nous regardent de très haut… Mais sacrebleu ! je voudrais bien voir leur mine si demain mes collègues et moi nous nous mettions en grève, laissant le pavé libre à l’armée de gredins que nous tenons en respect !
Accoutumée sans doute à des sorties de ce genre, madame Méchinet ne souffla mot, et bien elle fit, car mon brave voisin ne rencontrant pas de contradiction, se calma comme par enchantement.
– Mais en voici assez, dit-il à sa femme. Il s’agit pour l’instant d’une chose bien autrement importante… Nous n’avons pas dîné, nous mourons de faim, as-tu de quoi nous donner à souper ?…
Ce qui arrivait ce soir devait être arrivé trop souvent pour que madame Méchinet se laissât prendre sans vert.
– Dans cinq minutes, ces messieurs seront servis, répondit-elle avec le plus aimable sourire.
En effet, le moment d’après, nous nous mettions à table devant une belle pièce de bœuf froid, servie par madame Méchinet qui ne cessait de remplir nos verres d’un excellent petit vin de Mâcon.
Et moi, pendant que mon digne voisin jouait de la fourchette en conscience, considérant cet intérieur paisible qui était le sien, cette jolie petite femme prévenante qui était la sienne, je me demandais si c’était bien là un de ces « farouches » agents de la sûreté qui ont été les héros de tant de récits absurdes.
Cependant la grosse faim ne tarda pas à être apaisée, et monsieur Méchinet entreprit de raconter à sa femme notre expédition.
Et il ne racontait pas à la légère, il descendait dans les plus menus détails. Elle s’était assise à côté de lui, et à la façon dont elle écoutait, d’un petit air capable, demandant des explications quand elle n’avait pas bien compris, on devinait l’Égérie bourgeoise habituée à être consultée et qui a voix délibérative.
Lorsque monsieur Méchinet eut achevé :
– Tu as fait une grande faute, lui dit-elle, une faute irréparable.
– Laquelle ?…
– Ce n’est pas à la préfecture qu’il fallait aller, en quittant les Batignolles…
– Cependant, Monistrol…
– Oui, tu voulais l’interroger… Quel bénéfice en as-tu retiré ?
– Cela m’a servi, ma chère amie…
– À rien. C’est rue Vivienne, que tu devais courir, chez la femme… Tu la surprenais sous le coup de l’émotion qu’elle a nécessairement ressentie de l’arrestation de son mari, et si elle est complice, comme on doit le supposer, avec un peu d’adresse tu la confessais…
J’avais bondi sur ma chaise à ces mots.
– Quoi, madame, m’écriai-je, vous croyez Monistrol coupable !…
Après un moment d’hésitation, elle répondit :
– Oui.
Puis très vivement :
– Mais je suis sûre, entendez-vous, absolument sûre, que l’idée du meurtre vient de la femme. Sur vingt crimes commis par les hommes, quinze ont été conçus, ruminés et inspirés par des femmes… demandez à Méchinet. La déposition de la concierge eût dû vous éclairer. Qu’est-ce que cette madame Monistrol ? Une personne remarquablement belle, vous a-t-on dit, coquette, ambitieuse, rongée de convoitises et qui mène son mari par le bout du nez. Or quelle était sa position ? Mesquine, étroite, précaire. Elle en souffrait, et la preuve c’est qu’elle a demandé à son oncle de lui prêter cent mille francs. Il les lui a refusés, faisant ainsi avorter ses espérances. Croyez-vous qu’elle ne lui en a pas voulu mortellement !… Allez, elle a dû se répéter bien souvent : « S’il mourait, cependant, ce vieil avare, nous serions riches, mon mari et moi !… » Et quand elle le voyait bien portant et solide comme un chêne, fatalement elle se disait : « Il vivra cent ans… quand il nous laissera son héritage, nous n’aurons plus de dents pour le croquer… et qui sait même s’il ne nous enterrera pas !… » De là à concevoir l’idée d’un crime, y a-t-il donc si loin ?… Et la résolution une fois arrêtée dans son esprit, elle aura préparé son mari de longue main, elle l’aura familiarisé avec la pensée d’un assassinat, elle lui aura mis, comme on dit, le couteau à la main… Et lui, un jour, menacé de la faillite, affolé par les lamentations de sa femme, il a fait le coup…
– Tout cela est logique, approuvait monsieur Méchinet.
Très logique, sans doute, mais que devenaient les circonstances relevées par nous ?
– Alors, madame, dis-je, vous supposez Monistrol assez bête pour s’être dénoncé en écrivant son nom…
Elle haussa légèrement les épaules, et répondit :
– Est-ce une bêtise ? Moi, je soutiens que non, puisque c’est votre argument le plus fort en faveur de son innocence.
Le raisonnement était si spécieux que j’en demeurai un moment interdit. Puis, me remettant :
– Mais il s’avoue coupable, madame, insistai-je.
– Excellent moyen pour engager la justice à démontrer son innocence…
– Oh !
– Vous en êtes la preuve, cher monsieur Godeuil.
– Eh ! madame, le malheureux ne sait pas comment son oncle a été tué !…
– Pardon, il a paru ne pas le savoir… ce qui n’est pas la même chose.
La discussion s’animait, et elle eût duré longtemps encore, si monsieur Méchinet n’y eût mis un terme.
– Allons, allons, dit-il bonnement à sa femme, tu es par trop romanesque, ce soir…
Et s’adressant à moi :
– Quant à vous, poursuivit-il, j’irai vous prendre demain, et nous irons ensemble chez madame Monistrol… Et sur ce, comme je tombe de sommeil, bonne nuit…
Il dut dormir, lui, mais moi, je ne pus fermer l’œil.
Une voix secrète s’élevait du plus profond de moi-même, qui me criait que Monistrol était innocent.
Mon imagination me représentait avec une vivacité douloureuse les tortures de ce malheureux, seul dans sa cellule du dépôt…
Mais pourquoi avait-il avoué ?…
Ce qui me manquait alors – cent fois, depuis, j’ai eu l’occasion de m’en rendre compte –, c’était l’expérience, la pratique du métier ; c’était surtout la notion exacte des moyens d’action et d’investigation de la police.
Je sentais vaguement que cette enquête avait été mal, ou plutôt légèrement conduite, mais j’aurais été bien embarrassé de dire pourquoi, de dire surtout ce qu’il eût fallu faire.
Je ne m’en intéressais pas moins passionnément à Monistrol.
Il me semblait que sa cause était la mienne même. Et c’était bien naturel : ma jeune vanité se trouvait en jeu. N’était-ce pas une remarque de moi qui avait élevé les premiers doutes sur la culpabilité de ce malheureux ?
– Je me dois, me disais-je, de démontrer son innocence.
Malheureusement, les discussions de la soirée m’avaient tellement troublé que je ne savais plus sur quel fait précis échafauder mon système.
Ainsi qu’il arrive toujours quand on applique trop longtemps son esprit à la solution d’un problème, mes idées se brouillaient comme un écheveau aux mains d’un enfant. Je n’y voyais plus clair, c’était le chaos.
Enfoncé dans mon fauteuil, je me torturais la cervelle, lorsque sur les neuf heures du matin, monsieur Méchinet, fidèle à sa promesse de la veille, vint me prendre.
– Allons ! allons ! fit-il, en me secouant brusquement, car je ne l’avais pas entendu entrer ; en route !…
– Je suis à vous, dis-je en me dressant.
Nous descendîmes en hâte, et je remarquai alors que mon digne voisin était vêtu avec plus de soin que de coutume.
Il avait réussi à se donner ces apparences débonnaires et cossues qui séduisent par-dessus tout le boutiquier parisien.
Sa gaieté était celle de l’homme sûr de soi, qui marche à une victoire certaine.
Bientôt nous fûmes dans la rue, et tandis que nous cheminions :
– Eh bien ! me demanda-t-il, que pensez-vous de ma femme ?… Je passe pour un malin, à la préfecture, et cependant je la consulte – Molière consultait bien sa servante –, et souvent je m’en suis bien trouvé. Elle a un faible : pour elle, il n’est pas de crimes bêtes, et son imagination prête à tous les scélérats des combinaisons diaboliques… Mais comme j’ai justement le défaut opposé, comme je suis un peu trop positif, peut-être, il est rare que de nos consultations ne jaillisse pas la vérité…
– Quoi ! m’écriai-je, vous pensez avoir pénétré le mystère de l’affaire Monistrol !…
Il s’arrêta court, tira sa tabatière, aspira trois ou quatre de ses prises imaginaires, et d’un ton de vaniteuse discrétion :
– J’ai du moins le moyen de le pénétrer, répondit-il.
Cependant nous arrivions au haut de la rue Vivienne, non loin de l’établissement de Monistrol.
– Attention ! me dit monsieur Méchinet ; suivez-moi, et, quoi qu’il arrive, ne vous étonnez de rien.
Il fit bien de me prévenir. J’aurais été sans cela singulièrement surpris de le voir entrer brusquement chez un marchand de parapluies.
Raide et grave comme un Anglais, il se fit montrer tout ce qu’il y avait dans la boutique, ne trouva rien à sa fantaisie et finit par demander s’il ne serait pas possible de lui fabriquer un parapluie dont il fournirait le modèle.
On lui répondit que ce serait la chose la plus simple du monde, et il sortit en annonçant qu’il reviendrait le lendemain.
Et, certes, la demi-heure qu’il avait passée dans ce magasin n’avait pas été perdue.
Tout en examinant les objets qu’on lui soumettait, il avait eu l’art de tirer des marchands tout ce qu’ils savaient des époux Monistrol.
Art facile, en somme, car l’affaire du « petit vieux des Batignolles », et l’arrestation du bijoutier en faux avaient profondément ému le quartier et faisaient le sujet de toutes les conversations.
– Voilà, me dit-il quand nous fûmes dehors, comment on obtient des renseignements exacts… Dès que les gens savent à qui ils ont affaire, ils posent, ils font des phrases, et alors adieu la vérité vraie…
Cette comédie, monsieur Méchinet la répéta dans sept ou huit magasins aux environs.
Et même, dans l’un d’eux, dont les patrons étaient revêches et peu causeurs, il fit une emplette de vingt francs.
Mais après deux heures de cet exercice singulier, et qui m’amusait fort, nous connaissions exactement l’opinion publique. Nous savions au juste ce qu’on pensait de monsieur et madame Monistrol dans le quartier où ils étaient établis depuis leur mariage, c’est-à-dire depuis quatre ans.
Sur le mari, il n’y avait qu’une voix.
C’était, affirmait-on, le plus doux et le meilleur des hommes, serviable, honnête, intelligent et travailleur. S’il n’avait pas réussi dans son commerce, c’est que la chance ne sert pas toujours ceux qui le méritent le plus. Il avait eu le tort de prendre une boutique vouée à la faillite, car depuis quinze ans quatre commerçants s’y étaient coulés.
Il adorait sa femme, tout le monde le savait et le disait, mais ce grand amour n’avait pas dépassé les bornes convenues ; il n’en était rejailli sur lui aucun ridicule…
Personne ne pouvait croire à sa culpabilité.
– Son arrestation, disait-on, doit être une erreur de la police.
Pour ce qui est de madame Monistrol, les avis étaient partagés.
Les uns la trouvaient trop élégante pour sa situation de fortune, d’autres soutenaient qu’une toilette à la mode était une des obligations, une des nécessités du commerce de luxe qu’elle tenait.
En général, on était persuadé qu’elle aimait beaucoup son mari.
Car, par exemple, il n’y avait qu’une voix pour célébrer sa sagesse, sagesse d’autant plus méritoire qu’elle était remarquablement belle et qu’elle était assiégée par bien des adorateurs. Mais jamais elle n’avait fait parler d’elle, jamais le plus léger soupçon n’avait effleuré sa réputation immaculée…
Cela, je le voyais bien, déroutait singulièrement monsieur Méchinet.
– C’est prodigieux, me disait-il, pas un cancan, pas une médisance, pas une calomnie !… Ah ! ce n’est pas là ce que supposait Caroline… D’après elle, nous devions trouver une de ces boutiquières qui tiennent le haut du comptoir, qui étalent leur beauté encore plus que leurs marchandises, et qui relèguent à l’arrière-boutique leur mari – un aveugle imbécile ou un malpropre complaisant… Et pas du tout !
Je ne répondis pas, n’étant guère moins déconcerté que mon voisin.
Nous étions loin, maintenant, de la déposition de la concierge de la rue Lécluse, tant il est vrai que le point de vue varie selon le quartier. Ce qui passe aux Batignolles pour une damnable coquetterie, n’est plus rue Vivienne qu’une exigence de situation.
Mais nous avions employé trop de temps déjà à notre enquête, pour nous arrêter à échanger nos impressions et à discuter nos conjectures.
– Maintenant, dit monsieur Méchinet, avant de nous introduire dans la place, étudions-en les abords.
Et rompu à la pratique de ces investigations discrètes, au milieu du mouvement de Paris, il me fit signe de le suivre sous une porte cochère, précisément en face du magasin de Monistrol.
C’était une boutique modeste, presque pauvre, quand on la comparait à celles qui l’entouraient. La devanture réclamait le pinceau des peintres. Au-dessus, en lettres jadis dorées, maintenant enfumées et noircies, s’étalait le nom de Monistrol. Sur les glaces, on lisait : « Or et imitation. »
Hélas ! c’était de l’imitation, surtout, qui reluisait à l’étalage.
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