Cet enfoncement devait provenir d’une collision contre une tête de rocher, avant que la goélette eût été dressée sur le banc de sable. Si le bordage n’avait pas entièrement cédé, si l’étoupe était restée sur place, ce qui avait empêché l’eau de s’introduire dans la cale, cette avarie n’en présentait pas moins une certaine gravité, et un marin devait s’en inquiéter à bon droit.

Une réparation s’imposait donc au moment de reprendre la mer, à moins qu’il ne se fût agi d’une très courte traversée par temps calme. D’ailleurs, il était probable que cette réparation demanderait toute une semaine, en admettant que l’on eût les matériaux et les outils nécessaires au travail.

Lorsque Kongre et ses compagnons surent à quoi s’en tenir, des malédictions justifiées dans les circonstances où l’on se trouvait succédèrent aux hurrahs qui avaient salué le renflouage de la Maule. Est-ce que la goélette allait être hors d’usage ?… Est-ce qu’ils ne pourraient pas enfin abandonner l’Île des États ?…

Kongre intervint en disant :

« L’avarie est grave en effet… Dans son état actuel, nous n’aurions pas à compter sur la Maule, qui, par gros temps, risquerait de s’entr’ouvrir… Et il y a des centaines de milles à parcourir avant d’atteindre les îles du Pacifique !… Ce serait risquer de sombrer en route. Mais cette avarie est réparable, et nous la réparerons.

– Où ? demanda un des Chiliens qui ne cachait point son inquiétude.

– Pas ici, en tout cas, déclara un de ses compagnons.

– Non, répondit Kongre d’un ton résolu. À la baie d’Elgor. »

En quarante-huit heures, la goélette pouvait, en effet, franchir la distance qui la séparait de la baie. Elle n’aurait qu’à longer le littoral de l’île, soit par le sud, soit par le nord. Dans la caverne où avait été laissé tout ce qui provenait du pillage des épaves, le charpentier aurait à sa disposition le bois et les outils que nécessiterait cette réparation. Fallût-il rester en relâche quinze jours, trois semaines, la Maule y resterait. La belle saison devait encore durer deux mois et, du moins, lorsque Kongre et ses compagnons abandonneraient l’Île des États, ce serait à bord d’un navire qui, ses avaries réparées à fond, offrirait toute sécurité.

Au surplus, Kongre avait toujours eu l’intention, en quittant le cap Saint-Barthélemy, de passer quelque temps à la baie d’Elgor. À aucun prix il n’eût voulu perdre les objets de toutes sortes, laissés dans la caverne, lorsque les travaux du phare obligèrent la bande à se réfugier sur l’autre extrémité de l’île. Ainsi, ses projets ne seraient modifiés que quant à la durée de la relâche, qui se prolongerait au delà de ce qu’il eût désiré.

La confiance revint donc, et l’on fit les préparatifs de manière à pouvoir partir au plein de la marée du lendemain.

Quant à la présence des gardiens du phare, ce n’était pas pour inquiéter cette bande de pirates. En quelques mots, Kongre exposa ses projets à cet égard.

« Avant l’arrivée de cette goélette, dit-il à Carcante, dès qu’ils furent seuls, j’étais décidé à reprendre possession de la baie d’Elgor. Mes intentions n’ont pas changé. Seulement, au lieu d’arriver par l’intérieur de l’île, en évitant d’être aperçus, nous arriverons par mer, ouvertement. La goélette ira mouiller dans la crique… on nous y accueillera sans rien soupçonner… et… »

Un geste auquel Carcante ne se méprit pas acheva la pensée de Kongre. Et, en vérité, toutes les chances de réussite seraient acquises aux projets de ce misérable. À moins d’un miracle, comment Vasquez, Moriz et Felipe échapperaient-ils au sort qui les menaçait ?…

L’après-midi fut consacré aux préparatifs du départ. Kongre fit remettre le lest en place et s’occupa de l’embarquement des provisions, des armes et autres objets apportés au cap Saint-Barthélemy.

Le chargement s’effectua avec rapidité. Depuis le départ de la baie d’Elgor – et cela datait de plus d’un an – Kongre et ses compagnons s’étaient principalement alimentés sur leurs réserves, et il n’en restait plus qu’une faible quantité qui fut déposée dans la cambuse. Quant à la literie, aux vêtements, aux ustensiles, aux matières d’or et d’argent, la cuisine, le poste de l’équipage, le rouf à l’arrière et la cale de la Maule les reçurent, en attendant le matériel encore emmagasiné dans la caverne à l’entrée de la baie.

Bref, on fit telle diligence que, vers quatre heures du soir, cette cargaison était à bord. La goélette aurait pu immédiatement appareiller, mais Kongre ne se souciait pas de naviguer, pendant la nuit, le long d’un littoral hérissé de récifs. Il ne savait même pas s’il prendrait ou non le détroit de Lemaire pour s’élever à la hauteur du cap San Juan. Cela dépendrait de la direction du vent. Oui, s’il halait le sud, et non, s’il se tenait dans le nord et tendait à fraîchir. Dans ce cas, il lui paraîtrait préférable de passer au sud de l’île, ce qui assurerait à la Maule l’abri de la terre. Au surplus, quelle que fût la route choisie, cette traversée, à son estime, ne devait pas durer plus d’une trentaine d’heures, compris la relâche pendant la nuit. Le soir venu, aucune modification de l’état atmosphérique ne s’était produite. Aucune brume au coucher du soleil, et telle était la pureté de la ligne du ciel et de l’eau qu’un rayon vert traversa l’espace, à l’instant où le disque disparaissait derrière l’horizon.

Il y avait donc apparence que la nuit serait calme, et elle le fut en effet. La plupart des hommes l’avaient passée à bord, les uns dans le poste, les autres dans la cale.