Pour eux, le service d’un phare, c’est un repos relatif.
– Sans doute, répondit Riegal, mais autre chose est d’être gardien de phare sur les côtes fréquentées, en communication facile avec la terre, et autre chose de vivre sur une île déserte, que les navires ne font que reconnaître et encore du plus loin possible.
– J’en conviens, Riegal. Aussi la relève se fera-t-elle dans trois mois. Vasquez, Felipe, Moriz vont débuter dans la période la moins rigoureuse.
– En effet, mon commandant, et ils n’auront point à subir ces terribles hivers du cap Horn…
– Terribles, approuva le capitaine. Depuis une reconnaissance que nous avons faite il y a quelques années dans le détroit, à la Terre de Feu et à la Terre de Désolation, du cap des Vierges au cap Pilar, je n’ai plus rien à apprendre en fait de tempêtes ! Mais, enfin, nos gardiens ont une habitation solide que les tourmentes ne démoliront pas. Ils ne manqueront ni de vivres ni de charbon, dût leur faction se prolonger deux mois de plus. Bien portants nous les laissons, bien portants nous les retrouverons, car, si l’air est vif, du moins il est pur, à l’entrée de l’Atlantique et du Pacifique !… Et puis, Riegal, il y a ceci : c’est que, lorsque l’autorité maritime a demandé des gardiens pour le Phare du bout du Monde, elle n’a eu que l’embarras du choix ! »
Les deux officiers venaient d’arriver devant l’enceinte où les attendaient Vasquez et ses camarades. La porte leur fut ouverte, et ils firent halte après avoir répondu au salut réglementaire des trois hommes.
Le capitaine Lafayate, avant de leur adresser la parole, les examina depuis les pieds, chaussés de fortes bottes de mer, jusqu’à la tête, recouverte du capuchon de la capote cirée.
« Tout s’est bien passé cette nuit ? demanda-t-il en s’adressant au gardien-chef.
– Bien, mon commandant, répondit Vasquez.
– Vous n’avez relevé aucun navire au large ?…
– Aucun, et comme le ciel était sans brume, nous aurions aperçu un feu à tout au moins quatre mille.
– Les lampes ont marché convenablement ?…
– Sans arrêt, mon commandant, jusqu’au lever du soleil.
– Vous n’avez pas souffert du froid dans la chambre de quart ?
– Non, mon commandant. Elle est bien close et le vent est arrêté par la double vitre des fenêtres.
– Nous allons visiter votre logement et le phare ensuite.
– À vos ordres, mon commandant », répondit Vasquez.
C’est au bas de la tour que le logement des gardiens avait été construit en murs épais, capables de braver toutes les bourrasques magellaniques. Les deux officiers visitèrent les différentes pièces convenablement aménagées. Rien à craindre ni de la pluie, ni du froid, ni des tempêtes de neige qui sont formidables sous cette latitude presque antarctique.
Ces pièces étaient séparées par un couloir au fond duquel s’ouvrait la porte donnant accès à l’intérieur de la tour.
« Montons, dit le capitaine Lafayate.
– À vos ordres, répéta Vasquez.
– Il suffit que vous nous accompagniez. »
Vasquez fit signe à ses deux camarades de rester à l’entrée du couloir. Puis il poussa la porte de l’escalier, et les deux officiers le suivirent.
Cette étroite vis, à marche de pierres encastrées dans la paroi, n’était pas obscure. Dix meurtrières l’éclairaient d’étage en étage.
Lorsqu’ils eurent atteint la chambre de quart, au-dessus de laquelle étaient installés la lanterne et les appareils de lumière, les deux officiers s’assirent sur le banc circulaire fixé au mur. Par les quatre petites fenêtres percées dans cette chambre, le regard pouvait se porter vers tous les points de l’horizon.
Bien que la brise fût modérée, elle sifflait assez fortement à cette hauteur, sans couvrir cependant les cris aigus des mouettes, des frégates et des albatros qui passaient à grands coups d’ailes.
Le capitaine Lafayate et son second, afin d’avoir plus libre vue de l’île et de la mer environnante, grimpèrent par l’échelle conduisant à la galerie qui entourait la lanterne du phare.
Toute la partie de l’île qui se dessinait sous leurs yeux vers l’ouest était déserte, comme la mer, dont leurs regards pouvaient parcourir, du nord-ouest au sud, un vaste arc de cercle interrompu seulement, vers le nord-est, par les hauteurs du cap Saint-Jean. Au pied de la tour se creusait la baie d’Elgor, dont le rivage s’animait d’un va-et-vient des matelots du Santa-Fé. Pas une voile, pas une fumée au large. Rien que les immensités de l’Océan.
Après une station d’un quart d’heure à la galerie du phare, les deux officiers, suivis de Vasquez, redescendirent, et retournèrent à bord.
Après déjeuner, le capitaine Lafayate et le second Riegal se firent de nouveau mettre à terre. Les heures qui précédaient le départ, ils allaient les consacrer à une promenade sur la rive nord de la baie. Plusieurs fois déjà, et sans pilote, – on comprendra qu’il n’y en eût point à l’Île des États – le commandant était rentré de jour pour prendre son mouillage habituel dans la petite crique au pied du phare. Mais, par prudence, il ne négligeait jamais de faire une reconnaissance nouvelle de cette région peu ou mal connue.
Les deux officiers prolongèrent donc leur excursion. Traversant l’isthme étroit qui réunit au reste de l’île le cap Saint-Jean, ils examinèrent le rivage du havre du même nom, qui, de l’autre côté du cap, forme comme le pendant de la baie d’Elgor.
« Ce havre Saint-Jean, observa le commandant, est excellent. Il y a partout assez d’eau pour les navires du plus fort tonnage. Il est vraiment fâcheux que l’entrée en soit si difficile. Un feu, même de la plus médiocre intensité, mis en alignement avec le phare d’Elgor, permettrait aux navires mal pris d’y trouver aisément refuge.
– Et c’est le dernier qu’on trouve en sortant du détroit de Magellan », fit remarquer le lieutenant Riegal.
À quatre heures les deux officiers étaient de retour. Ils remontèrent à bord après avoir pris congé de Vasquez, de Felipe, et de Moriz, qui restèrent sur la grève en attendant le moment du départ.
À cinq heures, la pression commençait à monter dans la chaudière de l’aviso, dont la cheminée vomissait des tourbillons de fumée noire. La mer ne tarderait pas à être étale, et le Santa-Fé lèverait son ancre dès que le jusant se ferait sentir.
À six heures moins le quart, le commandant donna l’ordre de virer au cabestan et de balancer la machine. Le trop-plein de la vapeur fusait par le tuyau d’échappement.
À l’avant, le second officier surveillait la manœuvre ; l’ancre fut bientôt à pic, hissée au bossoir et traversée.
Le Santa-Fé se mit en marche, salué par les adieux des trois gardiens. Et, quoi qu’en pût penser Vasquez, si ses camarades ne virent pas sans quelque émotion s’éloigner l’aviso, les officiers et l’équipage en éprouvaient une profonde à laisser ces trois hommes sur cette île de l’extrême Amérique.
Le Santa-Fé, à vitesse modérée, suivit la côte limitant au nord-ouest la baie d’Elgor. Il n’était pas huit heures, lorsqu’il donna en pleine mer. Le cap San Juan doublé, il fila à toute vapeur, en laissant le détroit dans l’ouest, et, à la nuit close, le feu du Phare du bout du Monde n’apparaissait plus que comme une étoile au bord de l’horizon.
Chapitre II – L’Île des États
L’Île des États, nommée aussi Terre des États, est située à l’extrémité sud-est du nouveau continent. C’est le dernier et le plus oriental fragment de cet archipel magellanique que les convulsions de l’époque plutonienne ont lancé sur ces parages du cinquante-cinquième parallèle, à moins de sept degrés du cercle polaire antarctique.
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