Cependant, lorsque celui-ci appuya la main sur sa poitrine, il fit, pour se redresser, un inutile effort, et, trop faible, il retomba sur le sable. Mais ses yeux s’étaient ouverts un instant, et les mots : « À moi !… à moi !… » s’étaient échappés de ses lèvres.
Vasquez, agenouillé près de lui, l’accota contre la roche avec précaution, répétant : « Mon ami… Mon ami… je suis là… Regardez-moi !… Je vous sauverai… »
Tendre la main, c’est tout ce que parvint à faire ce malheureux, qui perdit aussitôt connaissance.
Il fallait sans retard lui donner les soins qu’exigeait son état d’extrême faiblesse.
« Dieu fasse qu’il soit temps encore ! » se dit Vasquez.
Tout d’abord, quitter cette place. À chaque instant la bande pouvait arriver avec la chaloupe ou le canot, ou même à pied en suivant le rivage. Transporter cet homme à la grotte, où il serait en sûreté, c’est ce que devait faire Vasquez, et c’est ce qu’il fit.
Après un trajet d’environ cent toises, qui exigea un quart d’heure, il se glissait dans l’entre-deux des roches, l’homme inerte chargé sur son dos, et l’étendait sur une couverture, la tête appuyée sur un paquet de vêtements.
L’homme n’était pas revenu à lui, mais il respirait. Toutefois, s’il n’avait aucune blessure apparente, ne s’était-il pas fracturé les bras ou les jambes en roulant sur les récifs ? C’est ce que craignait Vasquez, qui, dans un tel cas, n’aurait su que faire. Il le tâta, il fit mouvoir ses membres, et il lui sembla bien que tout le corps était intact.
Vasquez versa un peu d’eau dans une tasse, y mêla quelques gouttes de brandy que contenait encore sa gourde, et introduisit une gorgée de ce breuvage entre les lèvres du naufragé ; puis il frictionna les bras et la poitrine, après avoir remplacé ses vêtements mouillés par ceux qu’il avait trouvés à la caverne des pirates.
Faire davantage était hors de son pouvoir.
Il eut enfin la satisfaction de voir que le malade reprenait connaissance. Celui-ci parvint même à se redresser, et, regardant Vasquez qui le soutenait entre ses bras, il dit d’une voix moins faible :
« À boire… à boire ! »
Vasquez lui tendit la tasse pleine d’eau et de brandevin.
« Ça va mieux ? demanda Vasquez.
– Oui !… Oui !… » répondit le naufragé.
Et, comme s’il eût rassemblé des souvenirs encore vagues dans son esprit :
« Ici ?… vous ?… où suis-je ? » ajouta-t-il en serrant faiblement la main de son sauveur. Il s’exprimait en anglais – langue que parlait aussi Vasquez, qui répondit :
« Vous êtes en sûreté. Je vous ai trouvé sur la grève, après le naufrage du Century.
– Le Century !… Oui, je me souviens…
– Vous vous nommez ?…
– Davis… John Davis.
– Le capitaine du trois-mâts ?
– Non… le second !… Et les autres ?
– Tous ont péri, répondit Vasquez, tous. Vous êtes le seul échappé du naufrage !
– Tous ?…
– Tous ! »
John Davis fut comme atterré de ce qu’il venait d’apprendre. Lui seul survivant ! Et à quoi tenait-il qu’il eût survécu ! Il le comprit, il devait la vie à cet inconnu penché sur lui avec sollicitude.
« Merci, merci !… dit-il, tandis qu’une grosse larme coulait de ses yeux.
– Avez-vous faim ?… Voulez-vous manger ?… un peu de biscuit et de viande ? reprit Vasquez.
– Non… non… à boire encore ! »
L’eau fraîche, mélangée de brandy, fit grand bien à John Davis, car il put bientôt répondre à toutes les questions.
Voici, en peu de mots, ce qu’il raconta :
Le Century, trois-mâts à voiles, de cinq cent cinquante tonneaux, du port de Mobile, avait quitté, vingt jours auparavant, la côte américaine. Son équipage comprenait : le capitaine Harry Steward ; le second, John Davis, et douze hommes, compris un mousse et un maître-coq. Il était chargé de nickel et d’objets de pacotille pour Melbourne, Australie. Sa navigation fut heureuse jusqu’au cinquante-cinquième degré de latitude sud dans l’Atlantique. Survint alors la violente tempête qui troublait ces parages depuis la veille. Dès son début, le Century, surpris par le premier grain, perdit, avec son mât d’artimon, toute la voilure d’arrière. Peu après, une lame énorme, embarquant par la joue de bâbord, balaya le pont, démolit en partie la dunette, et emporta deux matelots qu’on ne put sauver.
L’intention du capitaine Steward avait été de chercher un abri derrière l’Île des États, dans le détroit de Lemaire. Il se croyait certain de sa situation en latitude, le point ayant été fait dans la journée. Cette route, avec raison, lui paraissait préférable pour doubler le cap Horn et remonter ensuite vers la côte australienne.
À la nuit la bourrasque redoubla de violence. Toute la voilure avait été serrée sauf la misaine et le petit hunier au bas ris, et le trois-mâts courait vent arrière.
À ce moment, le capitaine pensait être encore à plus de vingt milles au large de la terre. Il ne voyait aucun danger à porter dessus, jusqu’au moment où il relèverait le feu du phare. En le laissant alors largement dans le sud, il ne courait pas risque de se jeter sur les récifs du cap San Juan, et donnerait sans peine dans le détroit.
Le Century continua donc à faire vent arrière, Harry Steward ne doutant pas de voir le phare avant une heure, puisque son feu avait un rayon de dix milles.
Or, ce feu, il ne l’aperçut pas. Alors qu’il se croyait encore à bonne distance de l’île, un épouvantable choc se produisit. Trois matelots, occupés dans la mâture, disparurent avec le mât de misaine et le grand mât. En même temps, les lames assaillirent la coque, qui s’ouvrit, et le capitaine, le second, les survivants de l’équipage furent jetés par-dessus le bord au milieu d’un ressac qui ne laisserait de salut à personne.
Ainsi le Century avait péri corps et biens. Seul, le second, John Davis, grâce à Vasquez, venait d’échapper à la mort.
Et, maintenant, sur quelle côte le trois-mâts était-il venu se perdre, c’est ce que Davis ne pouvait comprendre.
Il demanda de nouveau à Vasquez :
« Où sommes-nous ?
– À l’Île des États.
– L’Île des États ! s’écria John Davis, stupéfait de cette réponse.
– Oui… l’Île des États, reprit Vasquez, à l’entrée de la baie d’Elgor !
– Mais le phare ?
– Il n’était pas allumé ! »
John Davis, dont la figure exprimait la plus profonde surprise, attendait que Vasquez s’expliquât, lorsque celui-ci, se relevant soudain, prêta l’oreille. Il avait cru entendre des bruits suspects, et voulait s’assurer si la bande ne rôdait pas aux environs. Il se glissa donc à travers l’entre-deux des roches, et promena son regard sur le littoral jusqu’à la pointe du cap San Juan.
Tout était désert. L’ouragan ne perdait rien de sa force. Les lames y déferlaient toujours avec une prodigieuse violence, et des nuages plus menaçants encore chassaient à l’horizon, encrassé de brumes.
Le bruit entendu par Vasquez provenait de la dislocation du Century.
1 comment