En tous cas, elle ne se serait pas terrée après une unique escarmouche, comme le faisaient ces assaillants inconnus, dont la prudence démontrait la faiblesse.
Carcante abandonna donc cette hypothèse, et en revint à la supposition émise par Vargas :
« Oui… ceux qui ont fait le coup avaient uniquement pour but d’empêcher la goélette de quitter l’île, et, s’ils sont plusieurs, c’est que quelques hommes du Century ont survécu… Ils auront rencontré ce gardien, et appris de lui la prochaine arrivée de l’aviso… Ce canon, c’est une épave trouvée par eux !
– L’aviso n’est pas encore là, dit Kongre d’une voix que la colère faisait trembler. Avant son retour, la goélette sera loin. »
En effet, il était très improbable, en admettant que le gardien du phare eût rencontré des naufragés du Century, que ceux-ci fussent plus de deux ou trois au maximum. Comment admettre qu’une aussi violente tempête eût épargné plus d’existences ? Que pourrait cette poignée d’hommes contre une troupe nombreuse et bien armée ? La goélette, une fois réparée, remettrait à la voile et gagnerait le large en suivant, cette fois, le milieu de la baie. Ce qui avait été fait une première fois ne saurait l’être une seconde.
Ce n’était donc plus qu’une question de temps : combien de jours durerait la réparation de la nouvelle avarie ?
Il n’y eut aucune alerte cette nuit-là, et, le lendemain, l’équipage se mit à la besogne.
Le premier travail consista à déplacer la partie de la cargaison rangée dans la cale contre le flanc de bâbord. Il ne fallut pas moins d’une demi-journée pour remonter cette quantité d’objets sur le pont. D’ailleurs, il ne serait pas plus nécessaire de débarquer le chargement que de haler la goélette sur le banc de sable. Les trous de boulets se trouvant un peu au-dessus de la flottaison, on parviendrait, en accostant le canot près de la hanche, à les boucher sans trop de peine. L’essentiel était que la membrure n’eût pas été endommagée par les projectiles.
Kongre et le charpentier descendirent alors dans la cale, et voici quel fut le résultat de leur examen :
Les deux boulets n’avaient atteint que le bordage, qu’ils avaient traversé à peu près à la même hauteur, et on les retrouva en déplaçant la cargaison. Ils n’avaient fait qu’effleurer les couples dont la solidité n’était point compromise. Les trous, placés à deux ou trois pieds l’un de l’autre, étaient tous deux à bords francs, comme découpés à la scie. Ils pourraient être fermés hermétiquement avec des tapes maintenues par des pièces de bois intercalées entre les membrures, et par-dessus lesquelles on appliquerait une feuille de doublage.
En somme, ce n’étaient pas là de grosses avaries. Elles ne compromettaient point le bon état de la coque, et elles allaient être promptement réparées.
« Quand ? demanda Kongre.
– Je vais préparer les traverses intérieures, et elles seront posées ce soir, répondit Vargas.
– Et les tapes ?
– Les tapes seront faites demain dans la matinée, et mises en place le soir.
– Ainsi nous pourrions arrimer la cargaison dans la soirée et appareiller après-demain matin ?
– Assurément », déclara le charpentier.
Soixante heures auraient donc suffi à ces réparations, et le départ du Carcante ne serait en somme retardé que de deux jours.
Carcante demanda alors à Kongre si, dans la matinée ou dans l’après-midi, il ne se proposait pas de se rendre au cap San Juan.
« Pour voir un peu ce qui s’y passe, dit-il.
– À quoi bon ? répondit Kongre. Nous ne savons pas à qui nous avons affaire. Il faudrait être en troupe, à dix ou douze, et, par conséquent, ne laisser que deux ou trois hommes à la garde de la goélette. Et qui sait ce qui arriverait pendant notre absence ?…
– C’est juste, convint Carcante, et puis, qu’est-ce que nous y gagnerions ? Que ceux qui ont tiré sur nous aillent se faire pendre ailleurs ! L’important, c’est de quitter l’île, et le plus vite possible.
– Après-demain matin, nous serons en mer », déclara Kongre nettement.
Il y avait donc toutes chances pour que l’aviso, qui ne devait arriver que dans quelques jours, ne fût pas signalé avant le départ.
Du reste, si Kongre et ses compagnons se fussent transportés au cap San Juan, ils n’auraient pas trouvé trace de Vasquez et de John Davis.
Voici ce qui s’était passé :
Pendant l’après-midi de la veille, la proposition faite par John Davis les occupa tous les deux jusqu’au soir. L’endroit choisi pour y placer la caronade fut l’angle même de la falaise. Entre les roches qui encombraient ce tournant, John Davis et Vasquez purent aisément établir l’affût, besogne facile en somme. Mais ils eurent grand’peine à traîner le canon jusque-là. Il fallut le tirer sur le sable de la grève, et puis traverser un espace hérissé de têtes de rocs, où le traînage n’était plus possible. D’où nécessité de soulever la pièce avec des leviers, ce qui exigea du temps et de la fatigue.
Il était près de six heures, lorsque la caronade fut placée sur son affût de manière à pouvoir être pointée sur l’entrée de la baie.
John Davis procéda alors au chargement et introduisit une forte gargousse, qui fut enfoncée avec une bourre de varech sec, par-dessus laquelle fut placé le boulet. La lumière de la pièce fut ensuite amorcée. Il n’y avait plus qu’à y mettre le feu au moment voulu. John Davis dit alors à Vasquez :
« J’ai bien réfléchi à ce qu’il convient de faire. Ce qu’il faut, ce n’est point couler la goélette. Tous ces coquins gagneraient la rive, et nous ne pourrions peut-être pas leur échapper. L’essentiel, c’est que leur goélette soit forcée de retourner au mouillage, et d’y rester quelque temps pour réparer ses avaries.
– Sans doute, fit observer Vasquez, mais un trou de boulet peut être bouché en une matinée.
– Non, répondit John Davis, puisqu’ils seront obligés de déplacer la cargaison. J’estime que cela durera quarante-huit heures, au moins, et nous sommes déjà au 28 février.
– Et si l’aviso n’arrive que dans une semaine, objecta Vasquez. Ne vaudrait-il pas mieux tirer sur la mâture que sur la coque ?
– Évidemment, Vasquez, une fois désemparée de son mât de misaine ou de son grand mât – et je ne vois guère comment on pourrait les remplacer – la goélette serait retenue pour longtemps. Mais atteindre un mât est plus difficile que d’atteindre une coque, et il faut que nos projectiles portent à coup sûr.
– Oui, répondit Vasquez, d’autant plus que, si ces misérables ne sortent qu’à la marée du soir, ce qui est probable, il fera déjà peu clair. Faites donc pour le mieux, Davis. »
Tout étant préparé, Vasquez et son compagnon n’eurent plus qu’à attendre, et ils se postèrent à côté de la pièce, prêts à tirer, dès que la goélette passerait par le travers.
On sait quel fut le résultat de cette canonnade et dans quelles conditions le Carcante dut regagner son mouillage.
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