Il est vrai, cette baie, ils la connaissent ! Ils n’ont pas besoin d’un feu pour l’éclairer. Ils l’ont remontée la nuit dernière… S’ils la descendent la nuit prochaine, leur goélette les emportera… Quel malheur, conclut-il avec désespoir, que vous ne l’ayez pas démâtée !

– Que voulez-vous, Vasquez, répondit Davis, nous avons fait tout ce que nous pouvions !… À Dieu de faire le reste !

– Nous l’aiderons », dit entre ses dents Vasquez, qui parut prendre tout à coup une énergique résolution.

John Davis demeurait pensif, allait et venait sur la grève, les yeux tournés vers le nord. Rien à l’horizon… rien !

Soudain, il s’arrêta. Il revint près de son compagnon, et il lui dit :

« Vasquez… si nous allions voir ce qu’ils font là-bas ?

– Au fond de la baie, Davis ?

– Oui… nous reconnaîtrions si la goélette est en état… si elle s’apprête à partir…

– Et cela nous servira ?…

– À savoir, Vasquez, s’écria John Davis. Je bous d’impatience. Je ne peux plus y tenir… C’est plus fort que moi ! »

Et, véritablement, le second du Century n’était plus maître de lui.

« Vasquez, reprit-il, combien y a-t-il d’ici au phare ?

– Trois milles tout au plus, en passant par-dessus les collines et en allant en droite ligne jusqu’au fond de la baie.

– Eh bien, j’irai, Vasquez… je partirai vers quatre heures… j’arriverai avant six heures… je me glisserai aussi loin que cela me sera possible. Il fera grand jour encore… mais on ne me verra pas… et moi… je verrai ! »

Il eût été inutile de chercher à dissuader John Davis. Vasquez d’ailleurs ne l’essaya pas, et, lorsque son compagnon lui dit :

« Vous resterez ici. Vous surveillerez la mer… Je serai revenu dans la soirée… J’irai seul… »

Il répondit, en homme qui a son plan :

« Je vous accompagnerai, Davis. Je ne serais pas fâché, moi non plus, d’aller faire un tour du côté du phare. »

C’était décidé, ce serait fait.

Pendant les quelques heures qui devaient s’écouler avant le moment du départ, Vasquez, laissant son compagnon seul sur la grève, s’isola dans la cavité qui leur avait servi de refuge et se livra à des besognes mystérieuses. Le second du Century le surprit une fois en train d’affûter soigneusement son large couteau sur un éclat de rocher, une autre fois, comme il déchirait une chemise en lanières qu’il tressait ensuite en manière de corde lâche.

Aux questions qui lui furent faites, Vasquez répondit évasivement, assurant qu’il s’expliquerait plus clairement le soir venu. John Davis n’insista pas.

À quatre heures, après avoir mangé un biscuit et un morceau de corn-beef, tous deux, armés de leurs revolvers, se mirent en route.

Un étroit ravin leur facilita la montée des collines dont ils atteignirent la crête sans trop de peine.

Devant eux s’étendait un large plateau aride, où poussaient seulement quelques touffes d’épines-vinettes. Pas un seul arbre aussi loin que pouvait se porter la vue. Quelques oiseaux de mer criards et assourdissants volaient par bandes, en fuyant vers le sud.

Quant à la direction à suivre pour gagner le fond de la baie d’Elgor, elle était tout indiquée.

« Là », dit Vasquez.

Et, de la main, il montrait le phare qui se dressait à moins de deux milles.

« Marchons ! » répondit John Davis.

Tous deux allaient d’un pas rapide. S’ils avaient à prendre quelques précautions, ce serait aux approches de la crique.

Ce ne fut qu’après une demi-heure de marche qu’ils s’arrêtèrent, haletants. Mais ils ne sentaient pas leur fatigue.

Il restait encore un demi-mille à franchir. La prudence devenait nécessaire, en cas que Kongre ou un de ses hommes eût été en observation dans la galerie du phare. À cette distance, ils pouvaient être aperçus.

Par ce temps très clair, la galerie était parfaitement visible. Personne ne s’y trouvait en ce moment, mais peut-être Carcante ou tout autre se tenait-il alors dans la chambre de quart, d’où, par les étroites fenêtres orientées à tous les points cardinaux, le regard embrassait l’île sur une vaste étendue.

John Davis et Vasquez se glissèrent entre les roches, éparses çà et là dans un désordre chaotique.

Ils passaient de l’une à l’autre, se défilant, rampant parfois pour traverser un espace découvert. Leur marche fut considérablement retardée pendant cette dernière partie de la route.

Il était près de six heures lorsqu’ils atteignirent l’ultime ressaut des collines qui encadraient la crique. Ils plongèrent leurs regards au-dessous d’eux.

Qu’ils pussent être aperçus, ce n’était pas possible, à moins qu’un des hommes de la bande ne vînt à gravir la colline. Même du haut du phare, ils n’auraient pas été visibles, au milieu des roches avec lesquelles ils se confondaient.

La goélette était là, flottant dans la crique, ses mâts et ses vergues parés, ses agrès en bon état. L’équipage était occupé à remettre dans la cale la partie de la cargaison qui avait dû être déposée sur le pont pendant les réparations. Le canot traînait au bout de sa bosse à l’arrière, et, puisqu’il n’était plus contre le flanc de bâbord, c’est que le travail avait pris fin, c’est que les trous de boulets étaient bouchés.

« Ils sont prêts, murmura John Davis, en comprimant sa colère sur le point d’éclater.

– Qui sait s’ils ne vont pas appareiller avant la marée, dans deux ou trois heures d’ici.

– Et ne pouvoir rien… rien ! » répétait John Davis.

En effet, le charpentier Vargas avait tenu parole. La besogne avait été rapidement et convenablement exécutée. Il ne restait plus trace de l’avarie. Ces deux jours avaient suffi. La cargaison remise en place, les panneaux fermés, le Carcante allait être en état de repartir.

Cependant, le temps s’écoula ; le soleil s’abaissa, disparut ; la nuit se fit, sans que rien permît de croire à un prochain appareillage de la goélette. De leur abri, Vasquez et John Davis écoutaient les bruits qui montaient jusqu’à eux de la baie. C’étaient des rires, des cris, des jurons, le grincement des colis traînés sur le pont.