Seuls viennent prendre connaissance de l’Île des États, les bâtiments qui se préparent à doubler ou qui ont doublé le cap Horn.

Il convient de le remarquer, la République Argentine avait montré une heureuse initiative en construisant ce Phare du bout du Monde, et les nations doivent lui en savoir gré. En effet, aucun feu n’éclairait, à cette époque, ces parages de la Magellanie depuis l’entrée du détroit de Magellan au cap des Vierges, sur l’Atlantique, jusqu’à sa sortie au cap Pilar, sur le Pacifique. Le phare de l’Île des États allait rendre d’incontestables services à la navigation en ces mauvais parages. Il n’en existe même pas au cap Horn, et celui-ci pouvait éviter bien des catastrophes, en assurant aux navires venant du Pacifique plus de sécurité pour embouquer le détroit de Lemaire.

Le gouvernement argentin avait donc décidé la création de ce nouveau phare, au fond de la baie d’Elgor. Après un an de travaux bien conduits, son inauguration venait d’être faite à cette date du 9 décembre 1859.

À cent cinquante mètres de la petite crique qui termine la baie, le sol présentait une tumescence d’une superficie de quatre à cinq cents mètres carrés, et d’une hauteur de trente à quarante mètres environ. Un mur de pierres sèches clôtura ce terre-plein, cette terrasse rocheuse qui devait servir de base à la tour du phare.

Cette tour se dressait en son milieu au-dessus de l’ensemble de l’annexe, logements et magasins.

L’annexe comprenait : 1° la chambre des gardiens, meublée de lits, d’armoires, de tables, de chaises, et que chauffait un poêle au charbon, dont le tuyau conduisait la fumée au-dessus du toit ; 2° la salle commune également munie d’un appareil de chauffage et qui servait de salle à manger, avec table au centre, lampes accrochées au plafond, placards qui contenaient divers instruments, tels que longue-vue, baromètre, thermomètre, et aussi les lampes destinées à remplacer celles de la lanterne en cas d’accident, enfin une horloge à poids disposée contre le mur latéral ; 3° les magasins où se conservaient les provisions pour une année, bien que le ravitaillement et la relève dussent s’effectuer tous les trois mois, conserves de sortes variées, viande salée, corn-beef, lard, légumes secs, biscuits de mer, thé, café, sucre, fûts de whisky et de brandevin, quelques médicaments d’un emploi usuel ; 4° la réserve d’huile nécessaire à la consommation des lampes du phare ; 5° le magasin, où était déposé le combustible en quantité suffisante pour les besoins du gardiennage pendant toute la durée des hivers antarctiques. Tel était l’ensemble des constructions formant un bâtiment qui s’arrondissait sur le terre-plein.

La tour était d’une extrême solidité, bâtie avec les matériaux fournis par l’Île des États. Les pierres d’une grande dureté, maintenues par des entretoises de fer, appareillées avec grande précision, emboîtées les unes dans les autres à queue d’aronde, formaient une paroi capable de résister aux violentes tempêtes, aux ouragans terribles qui se déchaînent si fréquemment sur cette lointaine limite des deux plus vastes océans du globe. Ainsi que l’avait dit Vasquez, le vent ne l’emporterait pas, cette tour. Ce serait un fanal que tiendraient ses camarades et lui, et ils le tiendraient bien en dépit des tourmentes magellaniques !

La tour mesurait trente-deux mètres de hauteur, et, en y joignant l’élévation du terre-plein, le feu se trouvait porté à deux cent vingt-trois pieds au-dessus du niveau de la mer. Il aurait donc pu être aperçu au large à la distance de quinze milles, distance que franchit le rayon visuel à cette altitude. Mais, en réalité, sa portée n’était que de dix milles{3}. À cette époque, il n’était pas encore question de phares fonctionnant au gaz hydrogène carburé ou à la lumière électrique. D’ailleurs, sur cette île éloignée, de communication difficile avec les États les plus rapprochés, le système le plus simple et nécessitant le minimum de réparations s’imposait. On avait donc adopté l’éclairage à l’huile, en le dotant de tous les perfectionnements que la science et l’industrie possédaient alors.

En somme, cette visibilité à dix milles était suffisante. Il restait aux navires venant du nord-est, de l’est et du sud-est un large champ pour atteindre le détroit de Lemaire ou prendre direction par le sud de l’île. Tous les dangers seraient parés en observant ponctuellement les instructions publiées par les soins de l’autorité maritime : tenir le phare au nord-nord-ouest dans le second cas, et au sud-sud-ouest dans le premier. Le cap San Juan et la pointe Several ou Fallows seraient franchis en les laissant, celui-là sur bâbord, celle-ci sur tribord, et à temps pour n’y point être affalés par le vent, ni par les courants.

En outre, et pour les occasions très rares où un bâtiment serait contraint de relâcher dans la baie d’Elgor, en se guidant sur le phare, il aurait toutes chances de gagner son mouillage. Au retour, le Santa-Fé pourrait donc facilement se rendre à la petite crique, même pendant la nuit. La baie ayant environ trois milles de longueur jusqu’à l’extrémité du cap Saint-Jean, et la portée de feu étant de dix, l’aviso en aurait encore sept devant lui avant d’être arrivé sur les premiers accores de l’île.

Autrefois les phares étaient pourvus de miroirs paraboliques, qui avaient le grave inconvénient d’absorber au moins la moitié de la lumière produite. Mais le progrès avait dit son mot en cette matière comme en toutes choses. On employait dès cette époque des miroirs dioptriques, qui ne laissent perdre qu’une faible partie de la clarté des lampes.

Il va sans dire que le Phare du bout du Monde possédait un feu fixe. Il n’était pas à craindre que le capitaine d’un navire pût le confondre avec un autre feu, puisqu’il n’en existait aucun sur ces parages, pas même, on le répète, au cap Horn. Il n’avait donc point paru nécessaire de le différencier, soit par des éclipses, soit par des éclats, ce qui permettait de supprimer un mécanisme toujours délicat, et dont les réparations eussent été malaisées sur cette île uniquement habitée par les trois gardiens.

La lanterne était donc munie de lampes à double courant d’air et à mèches concentriques. Leur flamme, produisant une intense clarté sous un petit volume, pouvait dès lors être placée presque au foyer même des lentilles. L’huile leur arrivait en abondance par un système analogue à celui des Carcel. Quant à l’appareil dioptrique disposé à l’intérieur de la lanterne, il se composait de lentilles à échelons, comprenant un verre central de forme ordinaire, qu’entourait une série d’anneaux de médiocre épaisseur et d’un profil tel que tous se trouvaient avoir le même foyer principal. Dans ces conditions, le faisceau cylindrique de rayons parallèles produit derrière le système de lentilles était transmis au dehors dans les meilleures conditions de visibilité. En quittant l’île par un temps assez clair, le commandant de l’aviso put, en effet, constater que rien n’était à reprendre dans l’installation et le fonctionnement du nouveau phare.

Il est évident que ce bon fonctionnement ne dépendait que de l’exactitude, de la vigilance des gardiens. À la condition de tenir les lampes en parfait état, d’en renouveler les mèches avec soin, de surveiller l’introduction de l’huile dans la proportion voulue, de bien régler le tirage en allongeant ou en raccourcissant les manchons des verres qui les entouraient, d’allumer et d’éteindre le feu au coucher et au lever du soleil, de ne jamais se départir d’une surveillance minutieuse, ce phare était appelé à rendre les plus grands services à la navigation dans ces lointains parages de l’océan Atlantique.