La jeunesse des hommes, et particulièrement des Français, passera autrement. Les noctambules seront peut-être fascistes…

Je me trouvais tout récemment dans un café assez suspect du douzième arrondissement. Il y avait là deux jeunes hommes tels que les fabrique notre année 1938, un mélange de sport, de politique, de modération sexuelle et d’extravagance intellectuelle. Pas d’alcool mais des quarts Vittel, un grand mépris des femmes, une ignorance complète de ce que peuvent être la liberté, le vagabondage, l’observation, la paresse. L’un, qui disposait d’une voiture, demanda à l’autre s’il pouvait l’emmener, et dans quel endroit de Paris. À Montmartre, fut la réponse. Moi, tu sais, je suis un peu artiste…

Rien n’est plus attristant que ce mot. Mais rien n’est plus juste. Le seul fait de posséder un appartement rue Caulaincourt ou rue des Abbesses, le seul fait de fréquenter le théâtre de l’Atelier, le Gaumont-Palace, le restaurant Marianne, le Studio 28 ou la brasserie Graff vous transforme en artiste. Telle est la puissance de ce quartier sur les hommes et leurs formules. Un ministre peut-il habiter rue Lepic ? Un consulat accepterait-il de s’installer rue Damrémont ? C’est douteux. L’influence de l’histoire et des légendes montmartroises est si forte, si lente à disparaître, que les commerçants eux-mêmes de ce quartier privilégié ont un parler, une âme différente, un regard délicieusement mystérieux et supérieur qui les distinguent de leurs collègues de la place de l’Opéra ou du Rond-Point des Champs-Élysées. Je ne sais plus quel est le dessinateur qui me disait, un jour de lyrisme, alors que nous achevions sur un banc de la place du Tertre une nuit de printemps : aux meilleurs clients du monde. Car le meilleur client de café du monde est encore le Français, qui va au café pour aller au café, pour y organiser des matches de boissons, ou pour y entonner, avec des camarades, des hymnes patriotiques.

Le soir, Montmartre ne vit que par ses cafés qui entretiennent dans le quartier toute la lumière de la vie. Rangés le long du fleuve-boulevard comme des embarcations, ils sont à peu près tous spécialisés dans une clientèle déterminée. Café des joueurs de saxophone sans emploi, café des tailleurs arméniens, café des coiffeurs espagnols, café pour femmes nues, danseuses, maîtres d’hôtel, bookmakers, titis, le moindre établissement semble avoir été conçu pour servir à boire à des métiers précis ou à des vagabondages qui ne font pas de doute. Un soir que j’accompagnais chez lui un vieil ami qui avait fortement bu dans divers bars de la rue Blanche, nous fûmes arrêtés par un « guide » qui, nous prenant pour des étrangers, nous proposa un petit stage dans des endroits « parisiens », et il insistait sur le mot. Nous lui fîmes comprendre que nous étions plus parisiens que lui ; puis, sur sa prière, nous le suivîmes dans des cafés où, le service terminé, se réunissent des garçons et des musiciens. Ils sont là dans l’intimité, chez eux, car ils veulent aller au café aussi, comme des clients. On nous servit « ce qu’il y a de meilleur ». Au petit jour, mon compagnon, complètement ivre, me disait, tandis que nous longions des rues toujours éclairées : « Montmartre est une lanterne aux mille facettes. »

Pour ceux qui se couchent à minuit, dédaigneux du cabaret qu’on abandonne aux « vicieux » ou aux étrangers, le chef-d’œuvre de cette illumination, c’est le Wepler qui, pendant des années, est resté surmonté d’un mur de planches couvert d’affiches et semblait vivre sous un tunnel. J’aime cette grande boîte à musique, importante comme un paquebot. Le Wepler de la place Clichy est rempli de merveilles, comme le Concours Lépine. Il y a d’abord à boire et à manger. Et des salles partout, ouvertes, fermées, dissimulées. La voilure amenée, ces salles sont habillées en un rien de temps. Les femmes se distribuent suivant leurs îlots, leurs sympathies, contre le décor et les boiseries 1900. Au milieu, composé de prix du Conservatoire, l’orchestre joue son répertoire sentimental, ses sélections sur Samson et Dalila, la Veuve joyeuse ou la Fornarina, avec de grands solos qui font oublier aux dames du quartier leur ménage et leurs chaussettes.

Cette musique, entrecoupée de courants d’air et de chutes de fourchettes, se déverse en torrents bienfaisants sur la clientèle spéciale qui rêvasse dans les salles : rentiers cossus, vieux garçons sur lesquels la grue tente son prestige, boursiers du second rayon, fonctionnaires coloniaux, groupes d’habitués qui se réunissent pour ne rien dire, solitaires, voyageurs de commerce de bonne maison, quelques journalistes et quelques peintres, qui ont à dîner ou qui ont dîné dans le quartier. Les virtuosités de l’orchestre filent le long des môles, traversées par les chocs des billes de billard. Célèbres, les salles de billard du Wepler sont immenses, composées et distribuées comme les carrés de gazon d’un jardin.