Il ouvrit tous ses coffres, éventra tous ses sacs d’or.
Jamais aucun monstre d’ignorance n’avait détruit autant de
merveilles que ce féroce vengeur. Dès qu’il apparaissait à une
vente publique, chacun désespérait de pouvoir acquérir la moindre
œuvre d’art. Le ciel en courroux semblait avoir envoyé ce terrible
fléau à l’univers dans le dessein de lui enlever toute beauté.
Cette monstrueuse passion se reflétait en traits atroces sur son
visage toujours empreint de fiel et de malédiction. Il semblait
incarner l’épouvantable démon imaginé par Pouchkine. Sa bouche ne
proférait que des paroles empoisonnées, que d’éternels anathèmes.
Il faisait aux passants l’effet d’une harpie : du plus loin qu’ils
l’apercevaient ses amis eux-mêmes évitaient une rencontre qui, à
les entendre, eût empoisonné toute leur journée. Fort heureusement
pour l’art et pour le monde une existence si tendue ne pouvait se
prolonger longtemps ; des passions maladives, exaspérées ont
tôt fait de ruiner les faibles organismes. Les accès de rage
devinrent de plus en plus fréquents. Bientôt une fièvre maligne se
joignit à la phtisie galopante pour faire de lui une ombre en trois
jours. Les symptômes d’une démence incurable vinrent s’ajouter à
ces maux. Par moments, plusieurs personnes n’arrivaient pas à le
tenir. Il croyait revoir les yeux depuis longtemps oubliés, les
yeux vivants de l’extravagant portrait. Tous ceux qui entouraient
son lit lui semblaient de terribles portraits. Chacun d’eux se
dédoublait, se quadruplait à ses yeux, tous les murs se tapissaient
de ces portraits qui le fixaient de leurs yeux immobiles et
vivants ; du plafond au plancher ce n’étaient que regards
effrayants, et, pour en contenir davantage, la pièce s’élargissait,
se prolongeait à l’infini. Le médecin qui avait entrepris de le
soigner et connaissait vaguement son étrange histoire, cherchait en
vain quel lien secret ces hallucinations pouvaient avoir avec la
vie de son malade. Mais le malheureux avait déjà perdu tout
sentiment hormis celui de ses tortures et n’entrecoupait que de
paroles décousues ses abominables lamentations. Enfin, dans un
dernier accès, muet celui-là, sa vie se brisa, et il n’offrit plus
qu’un cadavre épouvantable à voir. On ne découvrit rien de ses
immenses richesses ; mais, quand on aperçut en lambeaux tant
de superbes œuvres d’art dont la valeur dépassait plusieurs
millions, on comprit quel monstrueux emploi il en avait fait.
Partie 2
Toute une file de voitures – landaus, calèches, drojkis –
stationnait devant l’immeuble où l’on vendait aux enchères les
collections d’un de ces riches amateurs qui somnolaient toute leur
vie parmi les Zéphyrs et les Amours et qui, pour jouir du titre de
mécènes, dépensaient ingénument les millions amassés par leurs
ancêtres, voire par eux-mêmes au temps de leur jeunesse. Comme nul
ne l’ignore, ces mécènes-là ne sont plus qu’un souvenir et notre
XIXème siècle a depuis longtemps pris la fâcheuse figure d’un
banquier, qui ne jouit de ses millions que sous forme de chiffres
alignés sur le papier. La longue salle était pleine d’une foule
bigarrée accourue en ce lieu comme un vol d’oiseaux de proie s’abat
sur un cadavre abandonné. Il y avait là toute une flottille de
boutiquiers en redingote bleue à l’allemande, échappés tant du
Bazar que du carreau des fripiers. Leur expression, plus assurée
qu’à l’ordinaire, n’affectait plus cet empressement mielleux qui se
lit sur le visage de tout marchand russe à son comptoir. Ici ils ne
faisaient point de façons, bien qu’il se trouvât dans la salle bon
nombre de ces aristocrates dont ils étaient prêts ailleurs à
épousseter les bottes, à grands coups de chapeaux. Pour éprouver la
qualité de la marchandise ils palpaient sans cérémonie les livres
et les tableaux, et surenchérissaient hardiment sur les prix
offerts par les nobles amateurs. Il y avait là des habitués assidus
de ces ventes, à qui elles tiennent lieu de déjeuner ;
d’aristocrates connaisseurs, qui, n’ayant rien de mieux à faire
entre midi et une heure, ne laissent échapper aucune occasion
d’enrichir leurs collections ; il y avait là, enfin, ces
personnages désintéressés, dont la poche est aussi mal en point que
l’habit et qui assistent tous les jours aux ventes à seule fin de
voir le tour que prendront les choses, qui fera monter les enchères
et qui finalement l’emportera. Bon nombre de tableaux gisaient
pêle-mêle parmi les meubles et les livres marqués au chiffre de
leur ancien possesseur, quoique celui-ci n’eût sans doute jamais eu
la louable curiosité d’y jeter un coup d’œil. Les vases de Chine,
les tables de marbre, les meubles neufs et anciens avec leurs
lignes arquées, leurs griffes, leurs sphinx, leurs pattes de lions,
les lustres dorés et sans dorures, les quinquets, tout cela,
entassé pêle-mêle, formait comme un chaos d’œuvres d’art, bien
différent de la stricte ordonnance des magasins. Toute vente
publique inspire des pensées moroses ; on croit assister à des
funérailles. La salle toujours obscure, car les fenêtres encombrées
de meubles et de tableaux ne filtrent qu’une lumière
parcimonieuse ; les visages taciturnes ; la voix
mortuaire du commissaire-priseur célébrant, avec accompagnement de
marteau, le service funèbre des arts infortunés, si étrangement
réunis en ce lieu ; tout renforce la lugubre impression.
La vente battait son plein. Une foule de gens de bon ton se
bousculaient, s’agitaient à l’envi. « Un rouble, un rouble, un
rouble ! » jetait-on de toutes parts, et ce cri unanime
empêchait le commissaire-priseur de répéter l’enchère, qui
atteignait déjà le quadruple du prix demandé.
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