« Comment, c’était encore un rêve ! » Le cœur battant à se rompre, il reconnut à tâtons qu’il reposait toujours dans son lit, dans la position même où il s’était endormi. ! À travers la fente du paravent, qui s’étendait toujours devant lui, le clair de lune lui permettait d’apercevoir le portrait, toujours soigneusement enveloppé du drap. Ainsi donc il avait de nouveau rêvé. Pourtant sa main crispée semblait encore tenir quelque chose. Son oppression, ses battements de cœur devenaient insupportables. Par-delà la fente, il couva le drap du regard. Soudain il le vit nettement s’entrouvrir, comme si des mains s’efforçaient par-derrière de le rejeter. « Que se passe-t-il, mon Dieu ? » s’écria-t-il en se signant désespérément… et il se réveilla. Cela aussi n’était qu’un rêve ! Cette fois il sauta du lit, à moitié fou, incapable de s’expliquer l’aventure : était-ce un cauchemar, le délire, une vision ? Pour calmer quelque peu son émoi et les pulsations désordonnées de ses artères, il s’approcha de la fenêtre, ouvrit le vasistas. Une brise embaumée le ranima. Le clair de lune baignait toujours les toits et les blanches murailles des maisons ; mais déjà de petits nuages couraient, de plus en plus nombreux, sur le ciel. Tout était calme ; de temps en temps montait d’une ruelle invisible le cahotement lointain d’un fiacre, dont le cocher somnolait sans doute au bercement de sa rosse paresseuse, dans l’attente de quelque client attardé. Tchartkov resta longtemps à regarder, la tête hors du vasistas. Les signes précurseurs de l’aurore se montraient déjà au firmament lorsqu’il sentit le sommeil le gagner ; il ferma le vasistas, regagna son lit, s’y allongea et s’endormit, cette fois, profondément. Il s’éveilla très tard, la tête lourde, en proie à ce malaise que l’on éprouve dans une chambre enfumée. Un jour blafard, une désagréable humidité s’insinuaient dans l’atelier à travers les fentes des fenêtres, que bouchaient des tableaux et des toiles préparées. Sombre et maussade comme un coq trempé, Tchartkov s’assit sur son divan en lambeaux ; il ne savait trop qu’entreprendre, quand, soudain, tout son rêve lui revint en mémoire ; et son imagination le fit revivre avec une intensité si poignante qu’il finit par se demander s’il n’avait point réellement vu le fantôme. Arrachant aussitôt le drap, il examina le portrait à la lumière du jour. Si les yeux surprenaient toujours par leur vie extraordinaire, il n’y découvrait rien de particulièrement effrayant ; malgré tout, un sentiment pénible, inexplicable, demeurait au fond de son âme : il ne pouvait acquérir la certitude d’avoir vraiment rêvé. En tout cas, une étrange part de réalité avait dû se glisser dans ce rêve : le regard même et l’expression du vieillard semblaient confirmer sa visite nocturne ; la main du peintre éprouvait encore le poids d’un objet qu’on lui aurait arraché quelques instants plus tôt. Que n’avait-il serré le rouleau plus fort ? sans doute l’aurait-il conservé dans sa main, même après son réveil. « Mon Dieu, que n’ai-je au moins une partie de cet argent ! » se dit-il en poussant un profond soupir. Il revoyait sortir du sac les rouleaux à l’inscription alléchante « 1 000 ducats » ; ils s’ouvraient, éparpillant leur or, puis se refermaient, disparaissaient, tandis que lui demeurait stupide, les yeux fixés dans le vide, incapable de s’arracher à ce spectacle, comme un enfant à qui l’eau vient à la bouche en voyant les autres se régaler d’un entremets défendu. Un coup frappé à la porte le fit fâcheusement revenir à lui. Et son propriétaire entra, accompagné du commissaire de quartier, personnage dont l’apparition est, comme nul ne l’ignore, plus désagréable aux gens de peu que ne l’est aux gens riches la vue d’un solliciteur. Ledit propriétaire ressemblait à tous les propriétaires d’immeubles sis dans la quinzième ligne de l’île Basile, dans quelque coin du Vieux Pétersbourg ou tout au fond du faubourg de Kolomna ; c’était un de ces individus – fort nombreux dans notre bonne Russie dont le caractère serait aussi difficile à définir que la couleur d’une redingote usée. Aux temps lointains de sa jeunesse, il avait été capitaine dans l’armée et je ne sais trop quoi dans le civil ; grand brailleur, grand fustigeur, débrouillard et mirliflore ; au demeurant un sot. Depuis qu’il avait vieilli, toutes ces particularités distinctives s’étaient fondues en un morne ensemble indécis. Veuf et retraité, il ne faisait plus ni le fendant ni le vantard, ni le casseur d’assiettes ; il n’aimait qu’à prendre le thé en débitant toutes sortes de fadaises ; il arpentait sa chambre, mouchait sa chandelle, s’en allait tous les trente du mois réclamer son argent à ses locataires, sortait dans la rue, sa clef à la main pour examiner son toit, chassait le portier de sa tanière toutes les fois que le pauvre diable s’y enfermait pour faire un somme ; bref c’était un homme à la retraite qui, après avoir jeté sa gourme et passablement roulé sa bosse, ne gardait plus que de mesquines habitudes. « Rendez-vous compte vous-même, Baruch Kouzmitch, dit le propriétaire en écartant les bras : il ne paye pas son terme, il ne le paye pas ! – Que voulez-vous que j’y fasse ? Je n’ai pas d’argent pour le moment. Patientez quelque peu. » Le propriétaire jeta les hauts cris. « Patienter ! Impossible, mon ami.