Il restait là pensivement près de l’appareil quand il entendit derrière lui la voix du directeur adjoint qui aurait voulu téléphoner, mais auquel il barrait le chemin.
« Mauvaises nouvelles ? » demanda le directeur adjoint d’un ton léger, non pour apprendre quelque chose, mais simplement pour éloigner K. de l’appareil.
« Non, non » dit K. en s’effaçant, mais sans partir.
Le directeur adjoint décrocha le récepteur et dit à K. sans lâcher l’appareil, en attendant sa communication :
« Une question, monsieur K. ; me feriez-vous le plaisir de venir dimanche matin pour une partie dans mon voilier ? Il y aura pas mal de monde et vous trouverez certainement des amis. Le procureur Hasterer entre autres. Voulez-vous venir ? Allons, dites oui. »
K. tâcha de faire attention à ce que lui disait le directeur adjoint. C’était presque un événement, car cette invitation du directeur adjoint, avec lequel il ne s’était jamais très bien entendu, représentait de la part de son chef une tentative de réconciliation et montrait l’importance de la place que K. avait prise à la banque ; elle montrait le prix que le second chef de l’établissement attachait à l’amitié de K. ou tout au moins à sa neutralité. Bien que le directeur adjoint n’eût prononcé cette invitation qu’en attendant sa communication et sans lâcher le récepteur, elle constituait cependant une humiliation de sa part ; K. lui en fit subir une seconde en répondant :
« Je vous remercie infiniment, mais j’ai déjà promis ma matinée de dimanche.
– Dommage ! » dit le directeur adjoint en se retournant vers le téléphone où la conversation venait de s’engager.
La communication fut assez longue, mais K., distrait, resta tout le temps près de l’appareil. Ce ne fut qu’en voyant le directeur adjoint raccrocher qu’il sursauta et dit, pour excuser un peu son inutile présence :
« On vient de me téléphoner d’aller quelque part, mais on a oublié de me dire à quelle heure.
– Rappelez donc, dit le directeur adjoint.
– Oh ! ça n’a pas une telle importance ! » dit K., bien que cette affirmation diminuât la valeur déjà insuffisante de sa précédente excuse.
Le directeur adjoint lui parla encore en s’en allant de divers sujets. K. se contraignit à répondre, mais il pensait à autre chose. Il se disait que le mieux serait de se présenter, les autres jours, à neuf heures, puisque c’est l’heure où la justice commence à fonctionner en semaine.
Le dimanche, il fit un temps gris. K. se trouvait très fatigué, ayant passé la moitié de la nuit au restaurant à l’occasion d’une petite fête à la table des habitués, et il faillit en oublier l’heure. Il n’eut pas le temps de réfléchir et de coordonner les différents projets qu’il avait élaborés pendant la semaine ; il dut s’habiller au plus vite et se rendre sans déjeuner dans le faubourg qu’on lui avait indiqué. Bien qu’il n’eût guère le temps de regarder la rue, il aperçut en chemin – fait étrange – Rabensteiner, Kullisch et Kaminer ; les trois employés de la banque qui étaient mêlés à son affaire. Les deux premiers le croisèrent en tramway, mais Kaminer était assis à la terrasse d’un café bordé d’une balustrade sur laquelle il se pencha avec curiosité au moment où K. passa devant lui. Tous trois l’avaient suivi des yeux, surpris de voir courir ainsi leur supérieur ; c’était une sorte d’esprit de bravade qui avait empêché K. de prendre le tramway ; il éprouvait une répulsion à employer dans son affaire le secours de qui que ce fût ; il ne voulait avoir recours à personne pour être sûr de ne mettre personne dans le secret ; enfin, il n’avait pas la moindre envie de s’humilier devant la commission d’enquête par un excès de ponctualité.
En attendant, il se hâtait, soucieux d’arriver à neuf heures, bien qu’il n’eût pas été convoqué pour un moment précis.
Il avait pensé qu’il reconnaîtrait de loin la maison à quelque signe dont il n’avait encore aucune idée, ou à un certain mouvement devant ses portes. Mais la rue Saint-Jules où le bâtiment devait se trouver, et à l’entrée de laquelle il s’arrêta un instant, ne présentait de chaque côté qu’une longue série de hautes maisons grises et uniformes, grandes casernes de rapport qu’on louait à de pauvres gens. Par ce matin de dimanche, la plupart des fenêtres étaient occupées, des hommes en manches de chemise s’appuyaient là ou tenaient de petits enfants au bord de l’accoudoir avec prudence et tendresse. À d’autres fenêtres s’élevaient des piles de draps, de couvertures et d’édredons au-dessus desquelles passait parfois la tête d’une femme échevelée. On s’appelait, on se lançait des plaisanteries d’un côté à l’autre de la rue ; l’une de ces plaisanteries fit beaucoup rire aux dépens de K. Il y avait tout le long des maisons, à intervalles réguliers, de petits étalages de fruits, de viande ou de légumes un peu au-dessous du niveau de la rue : pour y accéder il fallait descendre quelques marches, des femmes allaient et venaient là, d’autres conversaient sur l’escalier. Un marchand des quatre-saisons qui criait ses denrées faillit renverser K.
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