Ne vous épuisez pas en soucis superflus, c’est un conseil que nous vous donnons ; ramassez vos forces plutôt, car vous en aurez grand besoin. Vous ne nous avez pas traités comme notre présence le méritait, vous avez oublié que, quels que nous soyons, nous représentons, au moins maintenant, en face de vous, des hommes libres, et ce n’est pas une mince supériorité. Cependant nous sommes prêts, si vous avez de l’argent, à vous faire apporter un petit déjeuner du café d’en face. »

K. ne répondit pas à cette proposition ; il resta là un moment sans rien dire. Peut-être s’il essayait d’ouvrir la porte de la pièce voisine, ou même celle du vestibule, les deux gardiens ne l’en empêcheraient-ils pas ? Peut-être fallait-il pousser les choses au pire ? Il se pouvait que ce fût la clef de la situation.

Mais peut-être aussi les gardiens lui mettraient-ils la main dessus s’il essayait : alors adieu la supériorité qu’il conservait tout de même sur eux à certains égards ! Aussi préféra-t-il attendre la solution moins incertaine que le cours naturel des choses amènerait nécessairement ; il revint donc dans sa chambre sans ajouter un seul mot.

Là, il se jeta sur son lit et prit sur la table de toilette une belle pomme qu’il avait mise de côté la veille pour son petit déjeuner. Il ne lui en restait pas d’autres, mais celui-ci, comme il s’en convainquit au premier coup de dent, valait beaucoup mieux que le breuvage que la faveur de ses gardiens aurait pu lui faire venir de quelque sale café de nuit. Il se sentait dispos et confiant ; à sa banque évidemment il ratait sa matinée, mais, étant donné le poste relativement supérieur qu’il occupait, on l’excuserait facilement. Devrait-il invoquer sa véritable excuse ? Il songeait à le faire. Si on ne voulait pas le croire, ce qui était assez naturel, il pourrait prendre comme témoins Mme Grubach ou les deux vieillards qui venaient maintenant de se mettre en marche pour se poster à la fenêtre en face de sa chambre. En se plaçant au point de vue de ses gardiens, K. restait étonné qu’on le renvoyât et qu’on le laissât seul dans sa chambre où il avait tant de facilités de se tuer. Mais, en même temps, il se demandait, en se plaçant à son propre point de vue, quelle raison il pourrait bien avoir de le faire. Ce ne pouvait tout de même pas être parce que ces deux hommes mangeaient son déjeuner dans la pièce voisine ! Il eût été si insensé de se suicider que, même s’il avait voulu le faire, il l’eût trouvé tellement stupide qu’il n’y serait jamais parvenu. Si ces gardiens n’avaient pas été des gens aussi visiblement bornés, on eût pu penser que c’était pour la même raison qu’ils ne voyaient pas de danger à le laisser seul. Ils pouvaient bien le regarder, si cela leur faisait plaisir ! Ils le verraient aller chercher un bon vieux schnaps qu’il conservait au fond de son petit placard, vider un verre pour remplacer son déjeuner et un second pour se donner du courage, mais par prudence seulement, pour prévoir l’improbable cas où ce courage serait nécessaire.

À ce moment il eut un tel sursaut d’effroi en s’entendant appeler de la pièce voisine que le verre en choqua ses dents.

« Le brigadier vous fait demander », lui disait-on.

Ce n’était que le cri qui l’avait effrayé, ce cri sec comme un ordre militaire dont il n’eut jamais cru capable le gardien Franz. Quant à l’ordre lui-même, il lui faisait plaisir ; il répondit « enfin ! » sur un ton de soulagement, ferma à clef le petit placard et se hâta d’aller dans la pièce voisine. Il trouva là les deux inspecteurs qui le chassèrent et le renvoyèrent immédiatement dans sa chambre comme si ç’eût été tout naturel.

« En voilà des idées, criaient-ils, vous voulez vous présenter en chemise devant le brigadier ? Il vous ferait passer à tabac, et nous aussi par la même occasion.

– Laissez-moi donc tranquille, mille diables, s’écria K. repoussé déjà jusqu’à son armoire ; quand on vient me surprendre au lit, on ne peut tout de même pas s’attendre à me trouver en tenue de bal !

– Nous n’y pouvons rien », dirent les inspecteurs qui devenaient presque tristes chaque fois que K. criait, ce qui le désorientait ou le ramenait un peu à la raison.

« Ridicules cérémonies », grommela-t-il encore, mais il prenait déjà une veste sur le dossier de sa chaise ; il la tint un instant suspendue des deux mains comme pour la soumettre au jugement des inspecteurs. Ils secouèrent la tête.

« Il faut une veste noire », dirent-ils.

Là-dessus, K. jeta sa veste sur le sol et dit, sans savoir lui-même comment il l’entendait :

« Ce n’est pourtant pas le grand débat ! »

Les inspecteurs se mirent à sourire, mais maintinrent :

« Il faut une veste noire.

– Si cela doit accélérer les choses, je le veux bien », déclara K., et il ouvrit lui-même l’armoire, chercha longtemps parmi tous les habits, choisit son plus beau costume noir, une jaquette dont la coupe cintrée avait presque fait sensation parmi ses connaissances, sortit aussi une chemise propre et commença à s’habiller soigneusement. Il pensait même, dans son for intérieur, qu’il avait accéléré les choses en faisant oublier aux inspecteurs de l’obliger à prendre un bain. Il les observa pour savoir s’ils n’allaient pas lui rappeler d’avoir à le faire, mais ils n’y songèrent naturellement pas ; en revanche, Willem n’oublia pas d’envoyer Franz au brigadier pour annoncer que K. s’habillait.

Quand il fut complètement vêtu, il dut traverser la pièce voisine avec Willem sur les talons pour se rendre dans la chambre suivante dont la porte était déjà ouverte à deux battants. Cette chambre, comme K. le savait bien, était occupée depuis peu de temps par une demoiselle Bürstner, dactylographe, qui se rendait de grand matin à son travail pour ne revenir que très tard et avec laquelle K. n’avait guère échangé que des bonjours au passage. La table de nuit qui se trouvait primitivement au chevet du lit avait été poussée au milieu de la chambre pour servir de bureau au brigadier qui se tenait assis derrière. Il avait croisé les jambes et posé un bras sur le dossier de la chaise{1}.

Dans un coin de la chambre, trois jeunes gens regardaient les photographies de Mlle Bürstner ; elles étaient accrochées au mur sur une petite natte. Une blouse blanche pendait à la poignée de la fenêtre ouverte.