aussitôt en rapprochant son visage du jeune homme, car on n’y voyait pas bien clair dans la pénombre du passage.
– Je suis le fils du concierge, monsieur, répondit le garçon qui s’effaça en retirant sa pipe de sa bouche.
– Le fils du concierge ? demanda K. en frappant impatiemment le sol du bout de sa canne.
– Monsieur désire-t-il quelque chose ? Dois-je aller chercher mon père ?
– Non, non », dit K. avec une note d’indulgence dans la voix, comme si le jeune homme avait fait quelque chose de mal qu’il voulût bien lui pardonner. « C’est bon », ajouta-t-il en repartant, mais avant de prendre l’escalier il se retourna encore une fois.
Il aurait pu aller droit dans sa chambre, mais, comme il voulait parler à Mme Grubach, il frappa d’abord à sa porte. Mme Grubach était assise, en train de raccommoder, près d’une table sur laquelle s’amoncelaient de vieux bas. K. s’excusa distraitement de venir si tard, mais Mme Grubach fut très aimable, elle ne voulut pas écouter ses excuses ; il savait bien, déclara-t-elle, qu’elle était toujours là pour lui et qu’il était son locataire préféré. K. fit des yeux le tour de la pièce ; elle avait complètement repris son ancien aspect : la vaisselle du déjeuner qui se trouvait le matin sur la petite table près de la fenêtre avait déjà disparu. « Que les mains des femmes, pensa-t-il, font de choses sans qu’on les entende » ; il eût peut-être brisé cette vaisselle sur place, mais il n’aurait certainement pas pu l’emporter. Il regarda Mme Grubach avec une certaine reconnaissance.
« Pourquoi êtes-vous encore à travailler si tard ? » demanda-t-il.
Ils étaient maintenant assis tous deux à la table, et K. plongeait de temps en temps ses mains dans le paquet de bas.
« Il y a tant de travail ! fit-elle ; dans la journée j’appartiens à mes locataires ; si je veux mettre mes affaires en ordre, il ne me reste que le soir.
– J’ai dû vous donner aujourd’hui un gros travail supplémentaire, lui dit-il.
– Et en quoi donc ? » demanda-t-elle en s’animant ; le bas qu’elle ravaudait resta dans son giron.
« Je veux parler des hommes qui sont venus ce matin.
– Ah ! les hommes de ce matin ! dit-elle en reprenant son air paisible, mais non, je n’ai pas eu grand mal. »
K. la regarda en silence reprendre son bas à raccommoder… « Elle a l’air, pensait-il, d’être étonnée de me voir aborder ce sujet ; on dirait même qu’elle m’en blâme ; il n’en est que plus urgent de parler. Il n’y a qu’avec une vieille femme que je puisse le faire. »
« Si, dit-il au bout d’un moment ; cette histoire vous a certainement donné du travail, mais cela ne se reproduira plus !
– Mais non, cela ne peut pas se reproduire, dit-elle à son tour en souriant à K. d’un air presque mélancolique.
– Le pensez-vous sérieusement ? demanda K.
– Oui, dit-elle plus bas, mais il ne faut surtout pas prendre la chose trop au tragique. Il s’en passe tellement dans le monde ! Puisque vous me parlez avec tant de confiance, monsieur K., je peux bien vous avouer que j’ai écouté un peu derrière la porte et que les deux inspecteurs m’ont fait quelques confidences. Il s’agit de votre bonheur, et c’est une question qui me tient vraiment à cœur, peut-être plus qu’il ne convient, car je ne suis que votre propriétaire. J’ai donc entendu quelques petites choses, mais rien de bien grave, on ne peut pas dire. Je sais bien que vous êtes arrêté, mais ce n’est pas comme on arrête les voleurs. Quand on est arrêté comme un voleur, c’est grave, tandis que votre arrestation… elle me fait l’impression de quelque chose de savant – excusez-moi si je dis des bêtises – elle me fait l’impression de quelque chose de savant que je ne comprends pas, c’est vrai, mais qu’on n’est pas non plus obligé de comprendre.
– Ce n’est pas bête du tout, ce que vous dites là, madame Grubach, répondit K. Je suis du moins de votre avis en grande partie, mais je vais encore plus loin que vous ; ce n’est pas seulement quelque chose de savant, c’est un néant ridicule. J’ai été victime d’une agression, voilà le fait. Si je m’étais levé à mon réveil, sans me laisser déconcerter par l’absence d’Anna, et si j’étais allé vous trouver sans m’occuper de qui pouvait me barrer le chemin, si j’avais déjeuné pour une fois dans la cuisine et si je m’étais fait apporter par vous mes habits de ma chambre, bref si je m’étais conduit raisonnablement, il ne serait rien arrivé, tout aurait été étouffé dans l’œuf. Mais on est si peu préparé ! À la banque, par exemple, je serais toujours prêt, il ne pourrait rien se passer de ce genre ; j’ai un boy à moi sous la main, j’ai le téléphone pour la ville et le téléphone pour la banque. Il y a toujours des gens qui viennent, des clients ou des employés, et puis surtout je me trouve toujours en plein travail, j’ai donc toute ma présence d’esprit ; j’aurais un véritable plaisir à me retrouver placé là-bas en face d’une pareille histoire. Enfin, passons, c’est une chose finie et je ne voulais même pas en parler ; je voulais seulement savoir votre opinion, l’opinion d’une femme raisonnable, et je suis heureux de voir que nous sommes d’accord. Maintenant, tendez-moi la main ; il me faut une poignée de main pour me confirmer cet accord. »
« Me tendra-t-elle la main ? pensait-il ; le brigadier ne l’a pas fait. » Il prit un regard scrutateur pour observer Mme Grubach. Comme il s’était levé, elle se leva aussi, un peu gênée, car elle n’avait pas compris tout ce que K. lui avait expliqué. Et cette gêne lui fit dire une chose qu’elle n’aurait pas voulu et qui venait au mauvais moment :
« Ne le prenez pas si fort, monsieur K. »
Elle avait des larmes dans la voix et elle en oublia la poignée de main.
« Je ne le prends pas fort, que je sache », dit K.
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