Bombant sa lèvre inférieure, il donna ses dernières instructions.
– Adolphe, un doigt de vin des Antilles quand on en sera au jambon.
Passant dans l'antichambre, il s'assit au bord d'une chaise, les genoux écartés. Sa grande et massive stature s'immobilisa aussitôt dans une attitude d'attente étrange et primitive. Il était prêt à se lever à l'instant. Il y avait plusieurs mois qu'il n'avait donné un dîner. Celui-ci, en l'honneur des fiançailles de June, lui avait semblé d'abord une corvée (la coutume de célébrer les fiançailles par des repas solennels est religieusement observée chez les Forsyte). Mais une fois passé l'ennui d'envoyer les invitations et de commander le menu, il se sentait agréablement stimulé.
Et, assis, tenant à la main sa montre grasse, lisse et dorée comme une boule aplatie de beurre, il se mit à ne penser à rien.
Un homme long, à favoris, autrefois au service de Swithin, actuellement fruitier, entra et annonça :
– Mme Chessmann, Mme Septimus Small.
Deux dames parurent. La première, toute habillée de rouge, avait de grandes plaques fixes de la même couleur sur ses joues, un regard dur et audacieux. Elle alla vers Swithin en lui tendant une main serrée dans un gant couleur de jonquille.
– Eh bien, Swithin, dit -elle, il y a des siècles que je ne vous ai vu. Comment allez-vous ? Mais, mon bon, comme vous engraissez !
Seule, la fixité de l'œil de Swithin trahit son émotion. Une colère muette grondait au-dedans. C'était vulgaire d'être gras, de parler de graisse; il avait de la carrure, voilà tout.
Se tournant vers sa sœur, il lui serra la main et dit d'un ton d'autorité :
– Eh bien, Juley ?
Mme Septimus Small était la plus grande des quatre sœurs; sa bonne vieille figure ronde était maintenant fanée. D'innombrables plis la sillonnaient comme si elle avait été enfermée jusque-là dans un masque de fil de fer qui, subitement enlevé, laissait partout de petits bourrelets de chair indocile. Les yeux mêmes faisaient la moue dans le froncement des paupières. C'était sa manière de manifester la permanence de son mécontentement de la mort de Septimus Small.
Elle était célèbre pour ses gaffes, et, tenace comme ceux de son sang, quand elle en avait fait une, elle s'y tenait, et même en ajoutait une autre. Après la mort de son mari, l'obstination de la famille, le sens pratique de la famille avaient été en elle frappés de stérilité. Abondante en paroles, elle était capable, quand on la laissait aller, de parler pendant des heures, sans la moindre animation, relatant avec une monotonie épique les innombrables méfaits de la Fortune à son égard. Or, elle ne s'apercevait pas que ses auditeurs sympathisaient avec la Fortune, car elle avait le cœur bon.
La pauvre âme, ayant veillé longtemps au chevet de Small (homme de peu de santé), avait pris l'habitude de ce dévouement, et, dans la suite, en des occasions sans nombre, elle avait tenu compagnie pendant d'interminables périodes à des malades, à des enfants, et autres incapables. Jamais elle ne put se défaire du sentiment que le monde était bien l'endroit le plus chargé d'ingratitude où il fût possible de vivre. Dimanche sur dimanche, elle s'asseyait aux pieds du très spirituel prédicateur, le Révérend Thomas Scoles, qui exerçait sur elle une grande influence, et elle réussissait à convaincre tout le monde que cela encore était une nouvelle infortune.
Son exemple était devenu proverbial dans la famille, où, pour définir quelqu'un de particulièrement déprimé, il suffisait de dire : une vraie Juley. A toute autre qu'une Forsyte, une telle tendance eût été fatale avant l'âge de quarante ans, mais elle en avait soixante-quatorze, et ne s'était jamais mieux portée. Et l'on sentait qu'il y avait en elle des appétits de plaisir qui pourraient encore s'affirmer.
Elle possédait trois canaris, le chat Tommy et la moitié d'un perroquet dont elle partageait la propriété avec sa sœur Hester; ces pauvres créatures (soigneusement tenues à l'écart de Timothy, que les animaux agaçaient), plus équitables que les humains, et sachant que Juley ne pouvait s'empêcher d'être morne et fanée, lui étaient passionnément attachées.
Elle était ce soir d'une sombre magnificence, vêtue de bombasin noir, avec un devant mauve, timidement décolleté en triangle; un ruban de velours noir serrait la maigre attache de son cou. Le noir et le mauve pour robes du soir étaient considérés comme sobrement distingués par les Forsyte, presque unanimement.
Elle dit à Swithin avec une moue :
– Ann t'a réclamé, il y a des siècles que tu n'es pas venu nous voir. Swithin enfonça ses pouces dans les entournures de son gilet et répliqua :
Ann commence à branler dans le manche, elle devrait bien voir un méddcin.
– Monsieur et madame Nicholas Forsyte.
Nicholas Forsyte, retroussant ses sourcils rectangulaires, arborait un sourire. Il avait réussi pendant la journée à faire aboutir un projet pour l'emploi d'une tribu du Nord de l'Inde dans les mines d'or de Ceylan. Un projet favori, et mené à bien, malgré de grandes difficultés! il pouvait être satisfait. Cette opération doublerait la production de ses mines, et comme il l'avait souvent démontré avec force, l'expérience universelle tend à prouver que tout homme doit mourir; qu'il meure de vieillesse misérable dans son pays, ou, prématurément, tué par l'humidité au fond d'une mine étrangère, cela importe peu, pourvu que ce changement de condition ait été profitable à l'Empire Britannique.
Ses capacités étaient reconnues. Levant son nez cassé vers son auditeur, il ajoutait volontiers :
– Faute de quelques centaines de ces lascars, nous n'avons pas payé de dividende depuis plusieurs années, et voyez-moi le cours des actions. Elles ne font pas dix shillings.
Et puis il avait été à Yarmouth, et il en était revenu avec le sentiment qu'il venait d'ajouter au moins dix ans à sa vie. Il saisit la main de Swithin en s'écriant d'une voix joviale :
– Eh bien. Nous revoilà donc!
Mme Nicholas, une femme épuisée, souriait derrière lui, d'un air de faux entrain et d'effarement.
– Monsieur et madame James Forsyte.
– Monsieur et madame Soames Forsyte.
Swithin joignit les talons, toujours admirable de maintien :
– Eh bien, James! Eh bien, Emily! Comment ça va, Soames ? Comment allez-vous? Sa main se ferma sur celle d'Irène, et ses yeux s'exorbitèrent.
– Quelle jolie femme! un peu trop pâle, mais sa taille, ses yeux, ses dents! Vraiment trop bien pour ce petit Soames!
Les dieux avaient donné à Irène de sombres prunelles brunes et des cheveux d'or, combinaison singulière qui appelle le regard des hommes et passe pour signe de caractère faible.
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