Fritz me pria de le garder, me promettant de le nourrir de lait de coco jusqu'à ce que nous pussions avoir celui de la vache restée sur le bâtiment Je lui fis observer que c'était une charge nouvelle, et que nous n'en avions que trop dans notre position; mais, sur ses protestations, je consentis à le lui laisser prendre, pensant que l'instinct de cette petite bête nous servirait peut-être à découvrir par la suite les propriétés nuisibles de certains fruits; nous laissâmes Turc se repaître de sa guenon; le jeune singe se plaça sur l'épaule de Fritz, et nous reprîmes notre route.
Nous cheminions depuis un quart d'heure, quand Turc vint nous rejoindre, la gueule encore ensanglantée. Nous le reçûmes assez froidement; il n'en tint aucun compte, et continua de marcher derrière Fritz. Mais sa présence effraya notre nouveau compagnon, qui quitta l'épaule de Fritz et se blottit dans sa poitrine. Celui-ci prit aussitôt une corde et attacha le petit singe sur le dos de Turc, en lui disant d'un ton pathétique: «Tu as tué la mère, tu porteras le fils.» Le chien et le singe résistèrent d'abord beaucoup tous les deux; toutefois les menaces et les coups nous assurèrent bientôt l'obéissance de Turc; et le petit singe, solidement attaché, finit par s'habituer à sa nouvelle place. Mais il faisait des grimaces si drôles, que je ne pus m'empêcher d'en rire en me figurant la joie de mes autres enfants, à l'aspect de ce burlesque cortège.
«Oh! oui, me dit Fritz, ils en riront bien, et Jack pourra prendre un bon modèle pour faire son métier de grimacier.
—Tu devrais, toi, répliquai-je, prendre pour modèle ta bonne mère, qui, au lieu de faire ressortir sans cesse vos défauts, cherche plutôt à les atténuer.»
Il convint de sa faute, et tourna la conversation sur la férocité avec laquelle Turc s'était jeté sur la guenon qu'il avait éventrée. Sans justifier l'action du dogue, je lui en donnai les raisons, et je tâchai d'en affaiblir l'odieux en rappelant tous les services que le chien est appelé à rendre à l'homme. «Ce seul auxiliaire, lui dis-je, permet à l'homme de se mesurer avec les animaux les plus féroces. Turc tiendrait tête à une hyène, à un lion, s'il le fallait.»
Cette conversation nous amena à parler des animaux que nous avions laissés sur le navire. Fritz regrettait beaucoup la vache; mais l'âne lui paraissait une perte peu importante.
«Ne le juge pas ainsi. Sans doute il n'est pas beau; mais il est d'une excellente race. Qui sait? le soin, la bonne nourriture et le climat parviendront peut-être à améliorer sa nature tant soit peu paresseuse.»
Tout en parlant, le chemin disparaissait sous nos pieds, et nous nous trouvâmes près du ruisseau et des nôtres sans nous en être aperçus. Bill, la première, nous flaira et se mit à aboyer; Turc lui répondit, et le petit malheureux singe en fut si effrayé, qu'il rompit ses liens et se réfugia de nouveau sur l'épaule de Fritz, dont il ne voulut plus déloger, tandis que Turc, qui connaissait le pays, nous quitta bientôt au galop pour aller annoncer notre arrivée.
Nous retrouvâmes les pierres qui nous avaient aidés à passer le ruisseau dans la matinée, et nous fûmes bientôt réunis au reste de la famille, qui nous attendait sur la rive opposée. Les premiers moments d'effusion à peine passés, mes petits fous se mirent à sauter en criant: «Un singe! un singe vivant! Comment l'avez-vous pris? Comme il est gentil! Qu'est-ce que c'est que les noix que papa apporte?» Une question n'attendait pas l'autre.
Enfin, lorsque le silence se fut un peu rétabli, je pris la parole. «Soyez tous les bien retrouvés, mes bien-aimés, m'écriai-je; nous revenons, grâces en soient rendues à Dieu, en bonne santé, et nous rapportons avec nous toutes sortes de richesses. Mais ce que nous cherchions, nos compagnons de voyage, nous n'en avons pu apercevoir aucune trace.
—Si telle est la volonté de Dieu, dit ma femme, sachons nous y conformer, et bénissons sa main, qui nous a sauvés et qui vous ramène sains et saufs après cette journée, qui m'a semblé aussi longue qu'un siècle. Racontez-nous ce qui vous est arrivé, mais d'abord débarrassez-vous de vos fardeaux, que vous avez portés si longtemps.»
On nous débarrassa rapidement de tout notre attirail. Ernest s'était chargé des noix de coco, et Fritz partagea entre tous ses frères les cannes, qui furent reçues à grands cris de joie. Ma femme fut aussi très-satisfaite de ses cuillers et de ses assiettes de calebasses. Cependant nous arrivâmes à notre tente, où nous trouvâmes un souper succulent.
Sur le feu, je vis d'un côté un peu de bouillon et des poissons enfilés dans une brochette de bois; de l'autre côté, une oie embrochée de même rôtissait et laissait tomber sa graisse abondante dans une vaste écaille d'huître placée au-dessous. Enfin, plus loin, un des tonneaux que j'avais péchés, ouvert et défoncé, laissait apercevoir les plus appétissants fromages de Hollande qu'il fût possible de voir.
MOI. «Mes bons amis, c'est bien à vous d'avoir pensé à nous autres; mais c'est pourtant dommage d'avoir tué cette oie; il faut être économe de notre basse-cour.
LA MÈRE. Rassure-toi; nos provisions n'ont point eu à souffrir. Ce que tu prends pour une oie est un oiseau qu'Ernest assure être bon à manger.
ERNEST. Mon père, je crois que c'est un pingouin.» Et il me cita les caractères auxquels il avait cru le reconnaître.
Je confirmai son assertion, et remarquant l'impatience avec laquelle tous les yeux étaient tournés vers les noix de coco, nous nous assîmes par terre, et nous prîmes dans nos assiettes de calebasse une bonne portion d'excellent bouillon. Nous ouvrîmes ensuite les noix de coco après en avoir recueilli le lait. Mais Fritz, se levant tout à coup, me dit: «Mon père, et mon vin de Champagne? Vous l'avez oublié.» Il prit en même temps la bouteille; mais, hélas! le vin était devenu du vinaigre. Il n'en fut pas moins bien reçu, car il nous servit à assaisonner nos poissons. Le pingouin était presque rebutant, tant il était gras; à l'aide de ce vinaigre il devint mangeable.
Pendant notre repas, la nuit était venue. Nous regagnâmes notre tente, où ma femme avait eu soin de rassembler une nouvelle quantité de mousse. Tous les animaux reprirent chacun leur place: les poules sur le sommet de la tente, les canards dans les buissons du ruisseau.
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