Mais j’aurais supporté mille fois
n’importe laquelle de ces brimades pour ne jamais entendre accolé à mon nom
l’horrible formule qui annonçait pour moi angoisse et humiliation :
« Tiffauges ad colaphum ! » Car il fallait alors quitter
la classe, monter deux étages et enfiler un couloir désert pour pousser enfin
la porte de l’antichambre du préfet de discipline. Là, on s’agenouillait sur un
prie-Dieu, curieusement placé au centre de la pièce face à la porte du bureau,
et l’on devait agiter une sonnette posée par terre à portée de la main. Un
prie-Dieu, l’agenouillement, une sonnette qui tinte grêlement, je ne puis
m’empêcher aujourd’hui de voir dans ce rite punitif une parodie satanique de
l’Élévation. Car ce n’était certes pas pour accomplir un acte d’adoration qu’on
allait ad colaphum ! La sonnette ayant tinté, l’attente pouvait
varier de quelques secondes à une heure, et elle constituait le raffinement le
plus insupportable du châtiment. Enfin tôt ou tard la porte du bureau s’ouvrait
en tempête, le préfet surgissait dans un froissement furieux de soutane tenant
dans sa main gauche un billet de relaxe. Il se ruait sur le prie-Dieu, giflait
à toute volée le coupable, lui mettait en main la preuve qu’il avait purgé sa
peine, et disparaissait dans le même mouvement.
Un système d’exemptions permettait d’échapper à ces divers
châtiments selon un barème calculé avec des finesses de casuistique. Les
exemptions étaient des petits rectangles de carton blancs, bleus, roses ou
verts – selon leur valeur – qui récompensaient les très bonnes notes
ou les premières places aux compositions. Nous savions ainsi que dans l’esprit
des bons pères six heures de peloton avaient la même valeur qu’une journée de
séquestre, que deux jours d’erectum ou qu’un colaphus, étaient
rachetés par une place de premier à une composition, deux places de second,
trois places de troisième ou par quatre notes au-dessus de 16. Mais l’élève
puni préférait souvent souffrir et garder ses exemptions, car celles-ci
permettaient également d’acheter une « petite sortie » (le dimanche
après-midi) ou une « grande sortie » (le dimanche toute la journée).
Toutefois le système demeurait presque toujours théorique et
comme frappé de paralysie, car au mépris de l’esprit de la communion des saints
et de la réversibilité des mérites, les bons pères avaient décidé que les
exemptions seraient obligatoirement personnelles – le numéro du
bénéficiaire figurait sur le rectangle de carton – et ne pourraient
profiter qu’à ceux qui les avaient méritées. Or c’était justement ceux qui en
récoltaient le plus – les bons élèves, les forts en thème, les préférés
des maîtres et des surveillants – qui en avaient le moins besoin, car du
même coup une étrange protection paraissait écarter de leur tête peloton,
séquestre, erectum et colaphus. Il ne fallait pas moins que tout
le génie de Nestor pour remédier à cette imperfection.
2 février 1938.
Toute la journée, je n’ai cessé de nouer et de dénouer un
élastique à mes doigts. Je vais être obligé demain de lutter pour me passer de
cette fausse et étrange présence, assez semblable, bien que plus
agaçante et moins symbolique, à celle d’un anneau de mariage. Cet élastique,
c’était comme une petite main cramponnée à la mienne, et qui se crispait et
pinçait faiblement quand on tentait de l’arracher.
8 février 1938.
Il faut parfois atteindre le fond de la nuit pour voir enfin
une lueur d’espoir percer le ciel noir. C’est le colaphus qui devait
pour la première fois me révéler l’étonnante protection dont j’allais devenir
le bénéficiaire, et qui n’a pas fini de s’étendre sur moi.
Un certain tumulte s’était produit dans le coin de la classe
où j’étais tapi, et je ne saurais plus dire la part réelle que j’y avais.
Cependant la sentence horrible était tombée du haut de l’estrade sur ma
tête : « Tiffauges ad colaphum ! » et le frisson de
joie sadique qui accompagnait toujours ce genre de punition avait parcouru les
travées. Je me levai dans un cauchemar, et me dirigeai vers la porte au milieu
du silence impur formé de quarante respirations retenues. On était en décembre,
au seuil d’un hiver qui semblait définitif ; je sortais mal ressuyé de mes
démêlés avec Pelsenaire qui paraissait depuis ma sortie de l’infirmerie ne plus
me voir. Un crépuscule mouillé noyait la cour où l’on distinguait, au-delà du
grillage noir des marronniers, le préau désert à gauche et, au fond, l’urinoir
qui se dressait sans discrétion, comme l’autel fumant de la garçonnie. Je
donnai un vague coup de pied dans un ballon abandonné contre le trottoir du
préau. Des tabliers noirs suspendus à des patères ébréchées ressemblaient dans
l’ombre à une famille de chauves-souris. Le refus d’exister montait en moi
comme une clameur silencieuse. C’était un cri secret, un hurlement étouffé qui sortait
de mon cœur pour se confondre avec la vibration des choses immobiles. Un élan
impétueux nous traînait – elles et moi – vers le néant, nous
précipitait vers la mort, d’une bourrade furieuse qui me faisait ployer les
épaules. Je m’assis, les pieds dans le caniveau. Je pris mes genoux dans mes
bras. La solitude me laissait toujours au moins ces deux poupées jumelles aux
crânes carrés, chauves et bosselés – qui étaient moi. Je passai mes lèvres
sur une croûte noire qui s’élevait au milieu du réseau losangé de la peau,
crasseuse par endroits, poudreuse et sèche ailleurs. Je retrouvai avec
soulagement l’odeur de silex frotté qui m’était familière. Je compris que je
venais de toucher assez rudement le fond de la nuit, si rudement que j’en étais
encore abasourdi quand je montai l’escalier du supplice. L’antichambre du
préfet de discipline était plongée dans la pénombre. Je me gardai bien
d’allumer.
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