Vos portes précipitamment fermées, et, sans notre arrivée, ces pierres immobiles qui vous entourent, comme une ceinture, seraient, par l'effort de leur mitraille, arrachées à cette heure de leurs solides lits de chaux, et ouvriraient de larges brèches à la force sanguinaire pour attaquer en foule votre repos.--Mais à notre aspect, à l'aspect de votre roi légitime, qui, par une rapide et pénible marche est venu s'interposer entre vos portes et leur furie, sauver de toute injure les flancs de votre cité, voyez les Français confondus vous demander un pourparler; et, maintenant, au lieu de boulets enveloppés de flammes qui jetteraient dans vos murailles la fièvre et la terrible mort, ils ne vous envoient que de douces paroles enveloppées de fumée pour jeter dans vos oreilles une erreur funeste à votre fidélité; ajoutez-y la croyance qu'elles méritent, bons citoyens, laissez-nous entrer, nous, votre roi, dont les forces épuisées par la fatigue d'une marche si précipitée réclament un asile dans les murs de votre cité.

PHILIPPE.--Lorsque j'aurai parlé, répondez-nous à tous deux. Voyez à ma main droite, dont la protection est engagée par un voeu sacré à la cause de celui qu'elle tient, le jeune Plantagenet, fils du frère aîné de cet homme et son roi, comme de tout ce qu'il possède: c'est au nom de ses justes droits foulés aux pieds, que nous foulons dans un appareil de guerre ces vertes plaines devant votre ville; n'étant votre ennemi, qu'autant que l'exigence de notre zèle hospitalier, pour les intérêts de cet enfant opprimé, nous en fait un religieux devoir. Ne vous refusez donc pas à rendre l'hommage que vous devez à celui à qui il est dû, à ce jeune prince; et nos armes aussitôt, semblables à un ours muselé, n'auront plus rien de terrible que l'aspect; la fureur de nos canons s'épuisera vainement contre les nuages invulnérables du ciel; et, par une heureuse et tranquille retraite, avec nos épées sans entailles et nos casques sans coups, nous remporterons dans notre patrie ce sang bouillonnant que nous étions venus verser contre votre ville, et laisserons en paix vous, vos enfants et vos femmes; mais si vous dédaignez follement l'offre que nous vous proposons, ce n'est pas l'enceinte de vos antiques remparts qui vous garantira de nos messagers de guerre, quand ces Anglais et leurs forces seraient tous logés dans leurs vastes circonférences. Dites-nous donc si nous serons reçus dans votre ville comme maîtres, au nom de celui pour qui nous réclamons la soumission; ou donnerons-nous le signal à notre fureur, et marcherons-nous à travers le sang à la conquête de ce qui nous appartient?

UN CITOYEN.--En deux mots, nous sommes les sujets du roi d'Angleterre, c'est pour lui et en son nom que nous tenons cette ville.

LE ROI JEAN.--Reconnaissez donc votre roi, et laissez-moi entrer.

UN CITOYEN.--Nous ne le pouvons pas: mais à celui qui prouvera qu'il est roi; à celui-là nous prouverons que nous sommes fidèles; jusque-là, nos portes sont barrées contre l'univers entier.

LE ROI JEAN.--La couronne d'Angleterre n'en prouve-t-elle pas le roi? sinon je vous amène pour témoins deux fois quinze mille coeurs de la race d'Angleterre.

LE BATARD.--Bâtards et autres.

LE ROI JEAN.--Prêts à justifier notre titre au prix de leur vie.

PHILIPPE.--Autant de guerriers aussi bien nés que les siens...

LE BATARD.--Parmi lesquels sont aussi quelques bâtards.

PHILIPPE.--Sont devant lui pour combattre ses prétentions.

UN CITOYEN.--En attendant que vous ayez réglé lequel a le meilleur droit, nous, pour nous conserver au plus digne, nous nous défendrons contre tous deux.

LE ROI JEAN.--- Alors que Dieu pardonne leurs péchés à toutes les âmes qui, avant la chute de la rosée du soir, s'envoleront vers leur éternelle demeure, dans ce procès terrible pour la royauté de notre royaume!

PHILIPPE.--Amen, amen.--Allons, chevaliers, aux armes!

LE BATARD.--Saint Georges, toi qui domptas le dragon et qu'on voit toujours depuis assis sur son dos à la porte de mon hôtesse, enseigne-nous quelque tour de ta façon. (S'adressant à l'Archiduc.) Drôle, si j'étais chez toi, dans ton antre avec ta lionne, je mettrais à ta peau de lion une tête de boeuf, et je ferais de toi un monstre.

L'ARCHIDUC.--Paix; pas un mot de plus.

LE BATARD.--Oh! tremblez, car voilà le lion qui rugit.

LE ROI JEAN.--Avançons plus haut dans la plaine, où nous rangerons tous nos régiments dans le meilleur ordre.

LE BATARD.--Hâtez-vous alors, pour prendre l'avantage du terrain.

PHILIPPE.--Il en sera ainsi. (A Louis.) Commandez au reste des troupes de se porter sur l'autre colline. Dieu et notre droit!

(Ils sortent.)


SCÈNE II

Même lieu.

Alarmes et escarmouches, puis une retraite.
UN HÉRAUT FRANÇAIS s'avance vers les portes avec des trompettes.


LE HÉRAUT FRANÇAIS.--Hommes d'Angers, ouvrez vos portes et laissez entrer le jeune Arthur, duc de Bretagne, qui, par le bras de la France, vient de préparer des larmes à bien des mères anglaises, dont les fils gisent épars sur la terre ensanglantée; les maris de bien des veuves sont étendus dans la poussière, embrassant froidement la terre teinte de sang: la victoire, achetée avec peu de perte, se joue dans les bannières flottantes des Français, qui, déployées en signe de triomphe, sont là, prêtes à entrer victorieuses dans vos murs, à y proclamer Arthur de Bretagne, roi d'Angleterre et le vôtre.

(Entre un héraut anglais avec des trompettes.)

LE HÉRAUT ANGLAIS.--Réjouissez-vous, hommes d'Angers, sonnez vos cloches; le roi Jean, votre roi et roi d'Angleterre, s'avance vainqueur de cette chaude et cruelle journée! les armes de ses soldats, qui s'éloignèrent d'ici brillantes comme l'argent reviennent ici dorées du sang français; il n'est point de panache attaché à un cimier anglais qui soit tombé sous les coups d'une épée française; nos drapeaux reviennent dans les mêmes mains qui les ont déployés, lorsque naguère nous marchions au combat; et semblables à une troupe joyeuse de chasseurs, tous nos robustes Anglais arrivent les mains rougies et teintes du carnage de leurs ennemis mourants; ouvrez vos portes, et donnez entrée aux vainqueurs.

UN CITOYEN.--Héraut, du haut de nos tours nous avons pu voir, depuis le commencement jusqu'à la fin, l'attaque et la retraite de vos deux armées, et leur égalité ne s'est point démentie à nos yeux les meilleurs: le sang et les coups ont répondu aux coups; la force s'est mesurée avec la force, et la puissance a confronté la puissance: elles sont toutes deux égales, et nous les aimons toutes deux également. Il faut que l'une des deux l'emporte: tant qu'elles se tiendront dans un aussi parfait équilibre, nous ne tiendrons notre ville ni pour l'un ni pour l'autre, et néanmoins pour tous les deux.

(Le roi Jean entre d'un côté avec son armée, Éléonore, Blanche et le Bâtard; de l'autre, le roi Philippe, Louis, l'archiduc et des troupes.)

LE ROI JEAN.--Roi de France, as-tu du sang à perdre encore? Parle. Faut-il que le fleuve de notre droit suive sa course? Détourné par les obstacles que tu opposes à son passage, quittera-t-il son lit naturel pour couvrir de ses flots contrariés tes rivages voisins, si tu ne veux laisser ses eaux argentées continuer paisiblement leur marche vers l'Océan?

PHILIPPE.--Roi d'Angleterre, tu n'as pas épargné dans cette chaude mêlée une goutte de sang de plus que la France, ou plutôt tu en as perdu davantage. Et je le jure par cette main, qui régit les terres que gouverne ce climat, avant de déposer les armes que nous portons justement, nous t'aurons fait fléchir devant nous, toi contre qui nous les avons prises; ou bien nous augmenterons d'un roi le nombre des morts;--ornant le registre qui mentionnera les pertes de cette guerre, d'une liste de carnage associée à des noms de rois.

LE BATARD.--O majesté! à quelle hauteur s'élève la gloire lorsque le sang précieux des rois est allumé!--Alors la Mort double d'acier ses mâchoires décharnées; les épées des soldats sont ses dents et ses griffes, alors elle se repaît à pleine bouche de la chair des hommes, tant que durent les querelles des rois.--Pourquoi ces fronts royaux demeurent-ils ainsi consternés? Rois, criez carnage! retournez dans la plaine ensanglantée, potentats égaux en force et pleins d'une égale ardeur! Que la confusion de l'un assure la paix de l'autre; jusqu'alors, coups, sang et mort!

LE ROI JEAN.--Lequel des deux partis admettent dans leurs murs les bourgeois?

PHILIPPE.--Parlez, citoyens, au nom de l'Angleterre; quel est votre roi?

UN CITOYEN.--Le roi d'Angleterre, quand nous le connaîtrons.

PHILIPPE.--Connaissez-le en nous, qui soutenons ici ses droits.

LE ROI JEAN.--En nous, qui sommes ici notre illustre député et apportons la possession de notre propre personne; seigneur de nous-même, d'Angers et de vous.

UN CITOYEN.--Un pouvoir plus grand que nous nie tout cela, et jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien de douteux, nous enfermerons nos anciens scrupules derrière nos portes bien barricadées; sans autres rois que nos craintes, jusqu'à ce que nos craintes aient été résolues et déposées par quelque roi bien assuré.

LE BATARD--Par le ciel, ces canailles d'Angers se raillent de vous, rois; ils se tiennent dans leurs retranchements comme sur un théâtre d'où ils peuvent loger à leur aise et montrer au doigt vos laborieux spectacles et vos scènes de mort. Que vos royales majestés se laissent gouverner par moi; imitez les mutins de Jérusalem 11, sachez être amis un moment, et diriger de concert contre cette ville tous vos plus terribles moyens de vengeance. Que du levant et du couchant, la France et l'Angleterre pointent les canons de leurs batteries chargés jusqu'à la gueule; et que leurs épouvantables clameurs fassent écrouler avec fracas les flancs pierreux de cette orgueilleuse cité. Je voudrais agir sans relâche contre ces misérables bourgeois, jusqu'à ce que la désolation de leurs murailles en ruine les laissât aussi nus que l'air ordinaire; cela fait, divisez vos forces unies et que vos enseignes confondues se séparent de nouveau; tournez-vous face contre face, et le fer sanglant contre le fer: la fortune aura bientôt choisi d'un côté son heureux favori, à qui pour première faveur elle accordera l'honneur de la journée et le baiser d'une glorieuse victoire. Comment goûtez-vous ce bizarre conseil, puissants souverains? ne sent-il pas un peu sa politique?

Note 11:(retour) Lorsque, assiégés par Titus, ils suspendaient un moment leurs querelles intestines pour se réunir contre l'ennemi.

LE ROI JEAN.--Par le ciel suspendu sur nos têtes, je le goûte fort.--Roi de France, joindrons-nous nos forces, et mettrons-nous Angers de niveau avec le sol, quitte à combattre ensuite pour savoir qui en sera roi?

LE BATARD.--Insulté comme nous par cette ville opiniâtre, si tu as le coeur d'un roi, tourne la bouche de ton artillerie, comme la nôtre, contre ses remparts insolents; et lorsque nous les aurons renversés, alors défions-nous les uns les autres, et travaillons pêle-mêle entre nous, pour le ciel ou pour l'enfer.

PHILIPPE.--Qu'il en soit ainsi.--Parlez, par où donnerez-vous l'assaut?

LE ROI JEAN.--C'est de l'ouest que nous enverrons la destruction dans le sein de cette cité.

L'ARCHIDUC.--Moi du nord.

PHILIPPE.--Notre tonnerre fera pleuvoir du sud sa pluie de boulets.

LE BATARD.--O sage plan de bataille! du nord au sud! l'Autriche et la France se tireront dans la bouche l'un de l'autre! je les y exciterai: venez, allons, allons!

UN CITOYEN.--Écoutez-nous, grands rois: daignez vous arrêter un instant, et je vous montrerai la paix et la plus heureuse union; gagnez cette cité sans coups ni blessure; épargnez la vie de tant d'hommes, venus ici pour la sacrifier sur le champ de bataille, et laissez-les mourir dans leurs lits: ne persévérez point, mais écoutez-moi, puissants rois!

LE ROI JEAN.--Parlez avec confiance; nous sommes prêts à vous écouter.

UN CITOYEN.--Cette fille de l'Espagne que voilà, la princesse Blanche, est proche parente du roi d'Angleterre; comptez les années de Louis le dauphin et celles de cette aimable fille. Si l'amour charnel cherche la beauté, où la trouvera-t-il plus séduisante que chez Blanche? Si le pieux amour cherche la vertu, où la trouvera-t-il plus pure que chez Blanche? Si l'amour ambitieux aspire à un mariage de naissance, dans quelles veines bondit un sang plus illustre que celui de la princesse Blanche? Ainsi qu'elle, le jeune Dauphin est de tout point accompli en beauté, vertu, naissance; ou s'il ne vous semblait accompli, dites seulement que c'est qu'il n'est point elle; et elle à son tour ne manquerait de rien qu'on pût appeler besoin, si ce n'était manquer de quelque chose que de n'être point lui; il est la moitié d'un homme béni de Dieu qu'elle est appelée à compléter; elle est la moitié parfaite d'un tout parfait, dont la plénitude de perfection réside en lui. Oh! comme ces deux ruisseaux d'argent, lorsqu'ils seront réunis, vont faire la gloire des rivages qui les contiendront! et vous, rois, vous serez les rivages de ces deux ruisseaux confondus; vous serez, si vous les mariez, les deux bornes qui contiendront les deux princes. Cette union fera plus contre nos portes si bien fermées, que ne pourraient faire vos batteries; car, dès l'instant de cette alliance, nous ouvrirons toute grande leur bouche pour votre passage plus rapidement que ne le ferait la poudre pour vous laisser entrer; mais, sans cette alliance, la mer en furie n'est pas à moitié aussi sourde, les lions plus intrépides, les montagnes et les rochers plus immobiles; non, la Mort elle-même n'est pas à moitié aussi inflexible dans son acharnement mortel, que nous dans le dessein de défendre cette cité.

LE BATARD.--Vraiment, voici un partisan qui fait sauter hors de ses haillons le cadavre pourri de la vieille Mort; sa large bouche vomit la mort et les montagnes, les rochers et les mers! il parle des lions mugissants aussi familièrement que les jeunes filles de treize ans de petits chiens! Quel est le canonnier qui a engendré ce sang bouillant? Il vous entretient tranquillement de canons, de feu, de fumée et de bruit; il nous donne la bastonnade avec sa langue, mes oreilles sont rouées; il n'est pas une de ses paroles qui ne donne mieux un soufflet qu'un poing de France. Pour Dieu, je ne fus jamais si accablé de paroles, depuis que, pour la première fois, j'appelai papa le père de mon frère.

ÉLÉONORE.--Mon fils, prêtez l'oreille à cet arrangement, faites ce mariage; donnez à notre nièce une dot suffisante; car, par ce noeud, vous affermirez si sûrement sur votre tête une couronne maintenant mal assurée que cet enfant à peine éclos n'aura plus de soleil pour mûrir la fleur qui promet un fruit si vigoureux. Je vois, dans les regards du roi de France de la disposition à céder.... Voyez comme ils se parlent bas: pressez-les, tandis que leurs âmes sont ouvertes à cette ambition, de peur que leur zèle, maintenant amolli, sous le souffle aérien des douces paroles de la prière, de la pitié et du remords, ne se refroidisse et ne se gèle de nouveau.

UN CITOYEN.--Pourquoi vos deux Majestés ne répondent-elles pas à ces propositions pacifiques de notre ville menacée?

PHILIPPE.--Roi d'Angleterre, parlez d'abord, vous qui avez été le premier à parler à cette cité: que dites-vous?

LE ROI JEAN.--Si le dauphin, ton noble fils, peut lire dans ce livre de beauté, j'aime, la dot de Blanche égalera celle d'une reine; car l'Anjou et la belle Touraine, le Maine, Poitiers, en un mot tout ce qui de ce côté de la mer, excepté cette ville que nous assiégeons, relève de notre couronne et dignité, ornera son lit nuptial, et la rendra riche en titres, honneurs et avantages, comme elle marche déjà de pair en beauté, en éducation et en naissance, avec n'importe quelle princesse de l'univers.

PHILIPPE.--Qu'en dis-tu, mon garçon? Regarde la figure de la princesse.

LOUIS.--Je le fais, seigneur; et dans son oeil, je trouve une merveille ou un miracle merveilleux, l'ombre de moi-même tracée dans son oeil; et cette ombre, quoique n'étant que l'ombre de votre fils, devient un soleil, et fait de votre fils une ombre. Je proteste que je ne me suis jamais tant aimé, que depuis que je vois ainsi mon portrait tiré dans le tableau flatteur de son oeil.

(Il parle bas à Blanche.)

LE BATARD.--Tiré dans le tableau flatteur de son oeil, pendu au pli de son sourcil froncé, et écartelé dans son coeur!--Lui-même il s'annonce pour un traître à l'amour. Ce serait vraiment pitié qu'un aussi sot imbécile fût pendu, tiré et écartelé dans un aussi aimable objet 12.

Note 12:(retour)

Drawn in the flattering table of her eye

Hang'd in the frowning wrinkle of her brow

And quarter'd in her heart.

Faulconbridge joue ici sur les trois mots: drawn (peint et tiré), hang'd (suspendu et pendu), et quarter'd (mis en quartiers, et écartelé, terme de blason).

BLANCHE.--La volonté de mon oncle, sous ce rapport, est la mienne. S'il voit en vous quelque chose qui lui plaise, ce qu'il y voit, ce qui lui plaît, je puis facilement le transporter dans ma volonté, ou, si vous voulez, pour parler plus convenablement, l'imposer facilement à mon amour. Je ne veux point vous flatter, mon prince, en vous disant que tout ce que je vois en vous est digne d'amour; seulement, je ne vois rien en vous que je puisse, même en vous donnant pour juge les pensées les plus sévères, trouver digne de haine.

LE ROI JEAN.--Que disent ces jeunes gens? Que dites-vous, ma nièce?

BLANCHE.--Qu'elle est obligée, en honneur, à faire tout ce que vous daignerez décider dans votre sagesse.

LE ROI JEAN.--Parlez donc, seigneur dauphin, pouvez-vous aimer cette princesse?

LOUIS.--Demandez plutôt si je puis m'empêcher de l'aimer, car je l'aime très-sincèrement.

LE ROI JEAN.--Avec elle je te donne les cinq provinces du Vexin, de la Touraine, du Maine, de Poitiers et de l'Anjou; et j'ajoute encore à cela trente mille marcs d'Angleterre.--Philippe de France, si tu es content, ordonne à ton fils et à ta fille d'unir leurs mains.

PHILIPPE.--Je suis content.--Jeunes princes, unissez vos mains.

L'ARCHIDUC.--Et vos lèvres aussi; car je suis bien sûr, d'avoir fait ainsi lorsque je fus fiancé.

PHILIPPE.--Maintenant, citoyens d'Angers, ouvrez vos portes; laissez entrer cette paix que vous avez faite, car sur l'heure, à la chapelle de Sainte-Marie, les cérémonies du mariage vont être célébrées.--Mais la princesse Constance n'est pas avec nous?--Je me doute bien qu'elle n'y est pas, car sa présence aurait fort troublé le mariage que nous venons de conclure. Où est-elle, elle et son fils? Que ceux qui le savent me le disent?

LOUIS.--Elle est triste et irritée dans la tente de Votre Majesté.

PHILIPPE.--Et, sur ma foi, cette alliance que nous avons faite ne la guérira guère de sa tristesse.--Mon frère d'Angleterre, comment satisferons-nous cette veuve? Je suis venu pour soutenir ses droits, et voilà, Dieu le sait, que j'en ai détourné une partie à mon propre avantage.

LE ROI JEAN.--Nous remédierons à tout: nous ferons le jeune Arthur duc de Bretagne et comte de Richemont, et nous lui donnerons en apanage cette riche et belle ville.--Appelez la princesse Constance: qu'un rapide messager aille l'inviter à se rendre à notre solennité.--J'espère que, si nous ne remplissons pas sa volonté tout entière, nous la satisferons cependant assez pour arrêter ses plaintes. Allons, aussi bien que nous le permettra la précipitation, accomplir cette cérémonie imprévue et sans préparatifs.

(Tous sortent excepté le Bâtard.)

LE BATARD.--Monde insensé! rois insensés! convention insensée! Jean, pour mettre fin aux prétentions d'Arthur sur le tout, s'est volontairement dessaisi d'une partie: et le roi de France, dont l'armure avait été attachée par la conscience, que le zèle et la charité avaient amené, en vrai soldat de Dieu, sur le champ de bataille, a parlé à l'oreille de ce démon rusé qui change les résolutions; ce brocanteur 13, qui casse sans cesse la tête à la bonne foi; cet agent journalier de paroles violées, qui gagne le monde, les rois, les mendiants, les vieillards, les jeunes gens, les jeunes filles; qui prive les pauvres filles du seul bien qu'elles aient à perdre, de ce nom de filles; ce gentilhomme à la physionomie douce; l'intérêt flatteur enfin.--L'intérêt, ce penchant du monde, du monde qui est par lui-même sagement balancé, et fait pour rouler également sur un terrain toujours égal, si cet amour du gain, ce vil penchant qui nous entraîne, ce mobile souverain,--l'intérêt ne l'avait privé d'équilibre, détourné de sa direction, de ses lois, de son cours et de sa fin: c'est ce même penchant, cet intérêt, cet entremetteur, cet agent de prostitution, ce mot qui change tout, qui, venant frapper extérieurement les yeux du volage roi de France, lui a fait retirer l'aide qu'il avait promise, et abandonner une guerre honorable et décidée, pour accepter la paix la plus lâche et la plus honteuse.--Et moi-même, pourquoi est-ce que j'injurie ici l'intérêt? Seulement parce qu'il ne m'a point encore fait la cour, non qu'il fût en mon pouvoir de fermer le poing, si ses beaux angelots 14 venaient caresser ma main; mais parce que ma main, qui n'a pas encore été tentée, semblable à un pauvre mendiant, s'en prend au riche,--oui, tant que je ne serai qu'un mendiant, je m'emporterai en invectives, et je dirai: qu'il n'est point de plus grand péché que d'être riche; et lorsque je deviendrai riche, alors toute ma vertu sera de dire: qu'il n'est point de plus grand vice que la pauvreté.--Puisque les rois violent leurs serments par intérêt, profit, sois mon Dieu, car c'est toi que je veux adorer!

Note 13:(retour)

That broker that still breaks the pate of faith.

Broker, breaks. Jeu de mots qu'il n'a pas été possible de rendre exactement.

Note 14:(retour) Pièces de monnaie.

FIN DU DEUXIÈME ACTE.



ACTE TROISIÈME


SCÈNE I

Même lieu.--La tente du roi de France.

Entrent CONSTANCE, ARTHUR ET SALISBURY.


CONSTANCE.--Partis pour se marier! Partis pour se jurer la paix! un sang parjure uni à un sang parjure! partis pour être amis! Louis aura Blanche, et Blanche aura ces provinces? Il n'en est pas ainsi; tu as mal parlé, tu as mal entendu. Réfléchis-y, recommence ton récit. Cela ne peut pas être. Tu m'as dit seulement que cela est ainsi, et j'ai la confiance que je ne puis m'en fier à toi; car ta parole n'est que le vain souffle d'un homme ordinaire. Crois-moi, homme, je ne le crois pas: j'ai le serment d'un roi pour garant du contraire.