Déjà compromise par l'abus qu'on en avoit fait, par l'absence d'un caractère bien déterminé qui la séparât nettement du drame et de la comédie, elle fut enfin tuée par le ridicule. On avoit vu Des Yveteaux, dans sa maison de la rue des Marais, tout enguirlandée de lacs d'amour, se promener une houlette à la main, couvert de rubans, côte à côte avec sa bergère,--et transformer son jardin en pastiche de l'Arcadie. N'y avoit-il pas là de quoi justifier l'idée qui fait la base du livre de Sorel, et le berger Lysis ne semble-t-il point la parodie légitime du berger Vauquelin? Quoi qu'il en soit, la pastorale mourut pour ne ressusciter que plus tard,--mais sous une autre forme et sans remonter sur le théâtre,--avec Segrais et madame Deshoulières; seulement Molière, qui a recueilli toutes les traditions théâtrales, même celles de l'opéra, du ballet et de la tragi-comédie, s'y essaya en passant pour varier les amusements de la cour, ce qui ne l'empêcha pas de s'en moquer dans le Malade imaginaire.
Je ne relèverai pas, faute d'espace, tous les emprunts qu'on a faits au Berger extravagant
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: ils sont plus nombreux encore que pour Francion, et Molière, en particulier, s'en est souvenu plus d'une fois, sans parler de La Fontaine et de Scarron. Je me bornerai à dire que, sans avoir obtenu autant de succès que Francion, il en eut assez pour mettre en mouvement le servile troupeau des imitateurs. Du Verdier calqua sur ce patron son Chevalier hypocondriaque, et Clerville son Gascon extravagant. Mais l'imitation la plus sérieuse et la plus remarquable fut celle de Thomas Corneille, qui, toujours à la piste du goût et de la mode du moment, fit de l'ouvrage de Sorel sa comédie en vers des Bergers extravagants, où il a transporté les personnages et les aventures les plus saillantes du roman, sans rien ou presque rien y ajouter du sien.
Note 4:
(retour) J'en ai noté un des plus curieux dans l'Athenæum de 1855, p. 565.
Et pourtant Ch. Sorel est oublié aujourd'hui! Ne nous hâtons pas de crier à l'injustice; ce n'est qu'un écrivain à l'état d'embryon; ses livres ne sont guère que des ébauches inégales, qui n'ont rien de complet et d'harmonieux, et qui auroient besoin d'être dégrossies par une main plus habile; ils valent plus par le but et l'intention que par la réalité, et c'est précisément ce but excentrique, cette intention originale, qui les rendent dignes d'examen. Il y a là une curiosité littéraire dont l'étude ne peut manquer d'être piquante pour les simples amateurs et utile pour les érudits,--rien de plus.
Théophile, au début de ses Fragmens d'histoire comique, s'étoit déjà moqué du jargon des romans; Scarron le parodiera de même, comme Sorel et Furetière. En 1626, un auteur inconnu, Fancan, publia aussi un opuscule, le Tombeau des romans, où il plaide tour à tour le pour et le contre, et, dans cette dernière partie, il s'en prend surtout aux romans de chevalerie, et parmi les modernes, à l'Astrée
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et à l'Argenis. On voit que les idées de révolte avoient déjà commencé à se répandre avant Molière et Boileau. Plus tard, au dix-huitième siècle, le père Bougeant, qui ne manquoit point d'esprit, devoit reprendre la même thèse et la traiter à sa manière en son Voyage merveilleux du prince Fan-Feredin dans le pays de Romancie.
Note 5:
(retour) Citons encore, parmi les attaques les plus vives dirigées contre l'Astrée, au plus fort de sa faveur, celle qu'on lit dans le Don Quixote gascon (Jeux de l'inconnu). L'auteur va jusqu'à ranger ce roman parmi les livres «que les hommes accorts et capables rejettent comme excréments, avortons de l'esprit... où il n'y a ni invention, ni locution, ni disposition, etc.»
Mais, pour ne pas sortir de l'époque que nous avons choisie, le Berger extravagant, imitation de Don Quichotte, comme nous l'avons dit, donna lui-même naissance à plusieurs imitations, parmi lesquelles il faut distinguer le Gascon extravagant de Clerville, sujet qu'avoit déjà illustré d'Aubigné dans l'ouvrage que nous avons examiné plus haut, et le Chevalier hypocondriaque de du Verdier, qui, après avoir jeté bon nombre de romans dans le moule banal, se laissa entraîner par le succès de Sorel à railler ce qu'il avoit adoré jusque alors. Le Chevalier hypocondriaque, dont la lecture n'a rien de particulièrement récréatif, surtout à la longue, tend tout au plus à attaquer la dangereuse influence des livres de chevalerie sur les cerveaux foibles, sans chercher directement à démontrer l'ineptie de leurs inventions, leurs contradictions et leurs invraisemblances; par là, comme par d'autres points de détail, il serre de fort près Don Quichotte et pousse parfois jusqu'au plagiat ce qui chez Sorel n'avoit été qu'une imitation originale et discrète. Ce n'est pas une satire littéraire, pas même, à proprement parler, une satire morale, mais un roman comique où domine la fantaisie, et dont le côté plaisant repose surtout sur l'intrigue et les situations, comme dans l'Etourdi de Molière et les comédies espagnoles. Malgré son but satirique et ses traits contre les romans, le Chevalier hypocondriaque, par une contradiction qui est assez commune dans les ouvrages du même genre, ressemble, pour le plan et les procédés, au premier roman venu de l'époque.
En plusieurs passages de son livre, du Verdier prend plaisir à accabler les villageois d'expressions méprisantes. On voit, en effet, que la plupart des écrivains d'alors professoient pour les bourgeois, et à plus forte raison pour les paysans, un dédain superbe, dont les traces ne sont pas rares dans leurs oeuvres, quand ils daignent faire mention de ces petits personnages. Sans parler ici de la fameuse lettre de madame de Sévigné et des passages non moins fameux de La Bruyère, Furetière, et surtout Sorel, deux petits bourgeois pourtant, et deux esprits qui paroissent peu faits pour se laisser prendre à cette morgue aristocratique, nous en offriroient de nombreux exemples. Il sembloit qu'aux yeux des gens de lettres,--qui en étoient venus à partager les manières de voir des gentilshommes et des courtisans, leurs Mécènes,--les paysans fussent des espèces d'animaux mal léchés, et qu'il fût permis d'assommer sans scrupule ces coquins, comme les nomme du Verdier, en les laissant se guérir comme ils peuvent des coups qu'ils ont reçus.
Un mot des autres ouvrages de Sorel qui se rattachent à la même catégorie. Polyandre, histoire comique (1648), beaucoup moins libre que celle de Francion, renferme, a-t-il dit lui-même, «les aventures de cinq ou six personnes de Paris qu'on appelle des originaux... Il y a l'homme adroit, le poète grotesque, l'alchimiste trompeur, le parasite, le fils de partisan, l'amoureux universel.» La Description de l'île de Portraiture est une satire de la mode des portraits, qui s'étoit répandue depuis quelque temps dans les lettres. Sous forme de voyage, Sorel y étudie tour à tour, d'une manière assez mordante, les peintres héroïques, les peintres comiques et burlesques, les peintres satiriques, les peintres amoureux, etc.; il raille leurs défauts ou leurs ridicules, et n'épargne pas davantage les prétentions de ceux qui se font peindre. L'intrigue est fort légère, mais le récit ne manque ni de vivacité ni d'intérêt. Ce qu'il y a de plus remarquable, c'est que l'auteur place dans la bouche de son guide un grand éloge des portraits que Scudéry frère et soeur ont semés dans leurs romans, en particulier dans Cyrus et Clélie, qu'il a si vertement attaqués ailleurs. Sorel est peut-être aussi l'auteur des Aventures satiriques de Florinde, habitant de la basse région de la Lune (1625), dirigées «contre la malice insupportable des esprits de ce siècle.» (Préface.)
Mettons côte à côte avec cet ouvrage la Relation du royaume de Coquetterie, par l'abbé d'Aubignac, le pédantesque auteur de cet Art poétique draconien qui régenta long-temps le théâtre
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. Le début de ce livret satirique, évidente imitation du Voyage de Tendre, comme la Relation du siége de Beauté, fourmille de personnifications abstraites, et nous rencontrons, dès les premiers pas, les châteaux d'Oisiveté et de Libertinage, la place de Cajolerie, la plaine des Agréments, le gué de l'Occasion, etc. Mais cette géographie métaphysique fait bientôt place à quelque chose de plus vif et de plus piquant; les romans y sont critiqués, surtout au point de vue moral; la galanterie raffinée du jour y est criblée d'épigrammes; les diverses catégories de coquettes qui peuplent l'empire de la mode,--Admirables, Précieuses, Ravissantes, Mignonnes, Évaporées, que sais-je encore?--défilent successivement sous nos yeux, et les petits soins, les petits manéges, les petits caprices, de cette bizarre et changeante république, sont étudiés avec une verve parfois ingénieuse, quoiqu'elle n'égale point celle de Ch. Sorel.
Note 6:
(retour) L'abbé d'Aubignac est aussi l'auteur d'un autre roman allégorique, mais fort peu satirique, Macarize, ou la Reine des îles Fortunées.
Mais, pour en finir avec ce dernier, dont l'abbé d'Aubignac nous a écartés un moment sans nous en éloigner tout à fait, j'ajouterai que, dans ses Nouvelles françoises, il a tracé les aventures de personnages de la condition médiocre en un style qui, à ce qu'il assure du moins, est approprié au sujet. C'est toujours, on le voit, les mêmes tendances bourgeoises et réalistes: il n'a guère sacrifié aux faux dieux que dans l'Orphize de Chryzante; mais il étoit si jeune et le roman est si court en regard de l'Astrée! Enfin citons, pour ne rien omettre, quoique cet ouvrage ne rentre que fort incidemment dans notre sujet, la Relation de ce qui s'est passé au royaume de Sophie, depuis les troubles excités par la rhétorique et l'éloquence, composée pour faire suite à l'Histoire des derniers troubles arrivés au royaume de l'Eloquence
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, de Furetière.
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