L'intrigue y domine sans doute, mais les peintures de caractère et l'observation n'y manquent pas: il me suffira de citer le pingre don Marcos, dans le Châtiment de l'avarice, dont la lésinerie est peinte de main de maître, et, dans l'Hypocrite, ce passage admirable de vérité et de profondeur dont Molière devoit faire la plus belle scène de son Tartufe (III, 6).
Il ne nous reste plus maintenant que des ouvrages dont l'intérêt pâlit à côté de ceux-là. C'est d'abord la Fausse Clélie de Subligny (1670), recueil d'histoires françoises, galantes et comiques, que se racontent les uns aux autres les personnages du roman, et dont les héros sont presque tous des gens de qualité, mais passant par des aventures familières et plaisantes. Quant à l'héroïne, c'est une fille que la lecture de la Clélie a rendue folle, et qui se prend elle-même pour cette Romaine illustre. La physionomie de l'ouvrage, depuis les noms jusqu'aux lieux successifs de la scène, est tout à fait moderne, contrairement aux usages reçus, et l'on y surprend parfois des railleries et des protestations contre les romans romanesques.--C'est ensuite le Louis d'or politique et galant (1695), par Ysarn, un des littérateurs qui hantoient les samedis de mademoiselle de Scudéry, «garçon bien fait, dit Tallemant, qui a bien de l'esprit, et qui fait joliment les vers»,--sorte de petit roman satirique, dont le cadre, souvent remanié depuis, offre quelque analogie avec celui du Diable boiteux de Le Sage. Mais l'auteur, malgré quelques passages assez piquants et quelques protestations qui ne manquent pas de hardiesse contre les voies suivies par Louis XIV en politique et en religion, n'a pas su remplir dignement son sujet; le lecteur perd bientôt l'espérance que les premières pages lui avoient fait concevoir, et, au lieu d'un roman de moeurs et d'observations satiriques, il n'a guère qu'un mince recueil d'anecdotes sans grande portée et de discussions peu intéressantes.
Il faut réunir à la Fausse Clélie et aux Nouvelles tragi-comiques quelques autres oeuvres qui s'en rapprochent, surtout les Nouvelles de d'Ouville, frère du bouffon Boisrobert, et le Gage touché, histoires galantes et comiques, des dernières années du siècle, attribuées à Le Noble. Ce volume est un recueil de récits bourgeois, qui souvent ne sont pas sans ressemblance avec ceux de Boccace et de la reine de Navarre, dont l'auteur a même calqué le plan, comme La Fontaine en avoit imité la libre et joyeuse allure dans ses Contes. Les uns sont conçus dans la manière espagnole; les autres sont simplement de petits romans d'intrigue, avec une pointe de réalisme. Le Noble choisit, avec une prédilection marquée, ses sujets et ses personnages, dans les classes les plus humbles: ce ne sont que jardiniers, tailleurs, donneurs d'eau bénite, laquais, sages-femmes, etc., qu'il fait agir et parler suivant leur condition. J'ai retrouvé dans ces pages l'original du fameux drame populaire de Mercier, la Brouette du vinaigrier. Les caricatures ne sont pas rares non plus dans le Gage touché, qui se heurte même parfois au burlesque, et l'ouvrage, qui avoit débuté par des peintures plus exactes du monde réel, tombe de plus en plus vers la fin dans le romanesque et l'invraisemblance.
Mais, que le Gage touché soit ou non de Le Noble, il y a dans ses oeuvres un certain nombre de nouvelles qui doivent rentrer dans cette étude: telles sont (rangées sous le titre commun de Les Aventures provinciales), le Voyage de Falaize, nouvelle divertissante; l'Avare généreux, nouvelle galante, entremêlée de plusieurs autres; la Fausse comtesse d'Isamberg; sans compter beaucoup d'histoires analogues qui font partie de ses Promenades. Tout cela est assez vif, preste, comique, de couleur moderne et françoise, souvent bourgeoise et familière. On y trouve de l'observation, mais un peu superficielle et rarement satirique.
Ajoutons encore à cette liste, que je voudrois faire la plus complète possible, tout en avouant bien haut qu'elle ne peut l'être en aucune façon, quelques autres productions d'un genre mitoyen, qui se rattachent, par certains points de contact, à la même catégorie, sans y rentrer directement. Tels sont le Barbon et la Défaite du paladin Javerzac, pièces satiriques de Balzac, qui, par la forme et le ton, sont presque de petits romans; le Mamurra de Ménage; quelques unes des pages échappées à la plume trop facile de du Souhait et de Le Pays; un assez grand nombre de facéties; plusieurs morceaux qu'on peut découvrir dans les recueils du temps, en particulier dans celui de la Maison des jeux (par exemple: les Amours de Vénus, la Relation grotesque, burlesque, comique et macaronique, des amours et transformations de Vertumne); dans les recueils d'OEuvres galantes et d'OEuvres diverses; dans celui des Pièces en prose les plus agréables de ce temps (par exemple l'Histoire du poète Sibus, etc.); quelques Nouvelles ou Histoires de Rosset, qui, du reste, avoit traduit Don Quichotte; quelques contes de la Fontaine, d'Hamilton et de Sénecé; enfin toute une série de romans historico-satiriques, ou, si l'on aime mieux, de satires historico-romanesques, relatives surtout aux amours des grands personnages, et fort licencieuses pour la plupart, livrets sortis des officines de Hollande pour être débités sous le manteau, et que je ne puis passer en revue, parceque cet examen, un peu en dehors de mon sujet, m'entraîneroit beaucoup trop loin.
J'ai bien envie d'y réunir le Page disgracié de Tristan l'Hermite, curieuse et romanesque autobiographie. Il me paroît fort probable, en effet, que l'auteur de Marianne ne s'est pas fait faute de glisser quelques particularités de son invention dans ces pittoresques mémoires; et ce qui me pousseroit à le croire volontiers, c'est que le récit a l'air arrangé à souhait pour toutes les exigences du roman, et que le titre même semble renfermer un aveu implicite de l'auteur (Le page disgracié, où l'on voit de vifs caractères d'hommes de tous tempéramens et de toutes professions). Du reste, s'il n'eût voulu que faire le simple récit de ses aventures, fort variées et fort intéressantes par elles-mêmes, je l'avoue, qui l'empêchoit de mettre partout les noms propres, au lieu d'employer ces déguisements et ces détours qui donnent à l'ouvrage, quoi qu'on en ait, toute la physionomie d'un roman? Aussi est-ce de ce nom que l'appelle, dans sa Bibliothèque françoise, Ch. Sorel, qui le range parmi «les romans divertissans». Or les scènes de la vie commune et vulgaire, racontées dans le style qu'elles demandent, se succèdent de fort près dans ces confessions; on y rencontre même parfois des portraits grotesques et des tableaux de genre tout empreints du vieil esprit gaulois, qui ressemblent aussi peu aux tableaux ordinaires des romans d'alors qu'une toile de David Téniers à une de Lebrun.
Enfin, se récrieroit-on beaucoup si j'introduisois à la suite de tous ces noms un nom qu'on ne s'attend peut-être pas à trouver en cette compagnie, celui de Charles Perrault, qui, du reste, dans ses Parallèles, et dans toute la part qu'il prit à la querelle des anciens et des modernes, avoit montré les idées d'un véritable novateur littéraire? Les Contes de fées sont du fantastique et du merveilleux, sans doute; mais il arrive souvent que ce fantastique et ce merveilleux tiennent à la réalité familière comme à l'intention comique et satirique par les détails: c'est ce qui étoit déjà arrivé aux fables milésiennes chez les anciens, et chez les modernes aux voyages comiques de Cyrano dans la lune et le soleil; ce fut ce qui arriva également à Perrault. Quiconque a lu le Petit Poucet, la Barbe-Bleue, le Petit Chaperon rouge et Peau d'Âne, c'est-à-dire quiconque a dépassé l'âge de sept ans, se rappelle ces tableaux d'intérieur bourgeois ou populaires, ces scènes de bûcherons, de forêts, de fermes, de villages, qui s'y trouvent mêlés, et font de ces gracieux contes de petits romans familiers, d'allure naïve et simple.
Ainsi, pour nous résumer en quelques lignes, le caractère commun à la plupart des oeuvres que nous venons d'étudier est un caractère de protestation, directe ou indirecte, réfléchie ou spontanée, sérieuse ou plaisante, contre la dignité solennelle du genre à la mode, contre la subtilité, l'emphase, l'exagération des idées, des sentiments et des personnages. Elles se tiennent plus près de la terre, ne dédaignent point les menus détails et les peintures vulgaires, entrent dans la voie d'une observation plus vraie des moeurs et du coeur de l'homme; en un mot, au lieu de se lancer dans un monde factice et monotone, toujours jeté au moule de l'Astrée et des Bergeries, elles étudient le monde extérieur, surtout le monde d'en bas, pour en faire le portrait ou la satire. Tous ces ouvrages, presque sans exception, semblent vouloir aussi protester par la licence des détails et la crudité de l'expression contre la galanterie précieuse et raffinée, la langueur discrète et un peu prude, la quintessence de platonisme, mise en vogue par d'Urfé: c'est comme un ressouvenir du siècle précédent conservé en toute sa verdeur par ces esprits rebelles, qui s'effraient de voir la littérature s'assouplir sous la discipline, la langue se décolorer et pâlir, la libre et forte sève des joyeux conteurs d'autrefois s'effacer devant un jargon, prétentieux, affadi, éviré. Lieux, héros, aventures, tout y change de nature et de ton; le style lui-même s'assortit au fond du roman: moins régulier souvent et moins correct, il a, du moins dans les meilleures de ces oeuvres, plus d'originalité, de verve pittoresque; il abonde à la fois en hardiesses heureuses et en trop fréquentes négligences. Bien plus, presque tous ces romans offrent les mêmes singularités de détail et une physionomie toute semblable jusque dans les moindres traits: c'est ainsi que l'on y retrouve fort souvent la préface cavalière, poussant la vanité et le dédain du public jusqu'à l'outrecuidance et foudroyant ceux qui auront le front de ne pas trouver leur ouvrage admirable; mais c'est un ridicule que Scudéry et La Calprenède partagent avec de Lannel, Sorel, de Pure et Subligny, et qui nous semble avoir été emprunté à la littérature espagnole, alors dans toute son influence, surtout à Montemayor, Montalvan et Alarcon. Enfin, par un hasard étrange, un très grand nombre d'entre eux sont restés également inachevés: cette fatalité est commune aux Histoires comiques de Théophile et de Cyrano, au Polyandre de Sorel, au Roman bourgeois, au Roman comique, à la Fausse Clélie, etc.
D'ailleurs, indépendamment du mérite propre et de l'intérêt littéraire qui les recommandent si puissamment aux érudits et aux simples curieux, ces oeuvres, dont beaucoup ont à peu près l'attrait de l'inédit et de l'inconnu, méritent encore d'être lues et relues, comme d'inépuisables mines de renseignements sur les moeurs et les usages de l'époque, sur les opinions qui s'y reflètent avec plus de vivacité et d'exactitude, et pour ainsi dire avec plus d'abandon familier, qu'elles ne pouvoient le faire dans des romans grecs et assyriens, où la convention laissoit si peu de place à l'observation véritable. Comme les romans héroïques, et beaucoup plus qu'eux, les romans comiques et satiriques ont presque tous une clef, dont la connoissance complète, si elle étoit possible et si la plupart du temps on n'étoit réduit sur ce point à des conjectures qui n'ont rien de certain, ajouteroit beaucoup à leur intérêt et à leur utilité. Mais, en outre, ils sont, pour qui sait les comprendre, une histoire intime du XVIIe siècle: auteurs, courtisans, villageois, cabaretiers, soldats, marquis, procureurs, petits héros de bourgeoisie, etc., tout cela y parle et y agit comme dans le théâtre de Molière. Ce sont d'ailleurs presque autant de comédies que ces ouvrages: il n'y manque que le dialogue, et, sans compter les très nombreux emprunts à l'aide desquels nos comiques, et principalement le plus grand de tous, se sont enrichis à leurs dépens, on pourrait y retrouver la plupart des types de la vieille comédie françoise, de ces masques glorieux illustrés par Larivey, Grevin, Jodelle, Scarron, Tristan, Rotrou, Corneille, et qui cédèrent la place aux caractères, après avoir jeté un dernier et faible éclat dans quelques pièces de Molière lui-même. C'est ainsi qu'on peut étudier le matamore dans le Baron de Fæneste, le pédant sous ses diverses faces dans l'Histoire comique de Théophile, le Francion de Sorel, etc.; la femme d'intrigue dans Francion, le valet bouffon dans le Carmelin du Berger extravagant, etc.
II.
Dans cette longue série de romans comiques et familiers du XVIIe siècle, le plus important, sans contredit, le meilleur, comme le plus répandu, est l'ouvrage de Scarron
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. On connoît ce rieur de bonne foi, ce stoïcien d'un nouveau genre, plus fort que celui qui disoit: «Douleur, tu n'es pas un mal», car sa gaîté sembloit dire à toute heure du jour: «Douleur, tu es un plaisir!» Malgré le dédain des critiques de son temps, son nom vit encore aujourd'hui, et ses oeuvres mêmes sont loin d'être mortes; elles ont été conservées par cette bonne humeur naturelle, cette naïveté et cette étonnante puissance du rire qui rachètent chez lui de si nombreux et de si grossiers défauts. Mais, indépendamment de ces qualités qui forment l'essence même de son génie, cet homme, qui sembloit si peu fait, sinon pour la justesse, du moins pour la sobriété, la convenance et la mesure de l'observation, a mérité, par son Roman comique, d'être compté parmi ceux qui ont le mieux vu et le mieux peint un coin de la société d'alors. On l'a surnommé l'Homère de la Fronde: on auroit pu le surnommer, à non moins juste titre, l'Homère des Ragotins et des troupes de comédiens nomades.
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