Puis, excité sans doute par l’odeur du sang, il renifla le ventre et ouvrit la gueule pour y aller de son franc coup de dent.
Lissée jugea que c’était suffisant et, lui reprenant bien vite le capucin, il commença par le faire pisser en lui pressant sur la vessie et puis le mit immédiatement et sans façons dans la grande poche-carnier de sa veste de chasse.
Toutefois, pour que Miraut n’eût pas couru pour rien et pour l’encourager à continuer, il lui coupa successivement, à la dernière jointure, les quatre pattes du lièvre et les lui jeta une à une.
Elles disparurent comme une bouchée de pain, poil et os, et griffes, et viande, et Miraut attendait encore tandis que Lisée le félicitait, tout heureux.
– Hein, nous voilà dépucelé ! mon vieux Mimi.
Comme l’autre, insensible aux discours, attendait toujours, il voulut lui jeter un bout de pain et un morceau de sucre qui furent profondément dédaignés.
– Ah ! il faut de la viande à monsieur, maintenant ! T’es pas dégoûté, mon salaud, marmonna le chasseur en ramassant les provisions auxquelles son chien n’avait pas voulu mordre. Attends un petit peu, mon vieux, tu les mangeras bien tout à l’heure.
Et la chasse continua.
C’était, on l’a déjà vu, un bon matin.
De tous côtés, de loin, de très loin, on entendait des lancers et des chasses ; des coups de fusil retentissaient ; un oeil exercé pouvait voir dans les finages voisins les perdreaux se lever en bandes devant les chiens d’arrêt et s’éparpiller en gagnant les bois ; des cailles aussi, de temps à autre, à très courts intervalles, devaient culbuter sous le plomb des tireurs.
Lisée, en vieux routier, écoutait les coups retentir et jugeait en lui-même :
– Tiens, voilà Philomen qui en « sonne » un !
Il me semble que Pépé vient de redoubler : ce ne peut être que sur les perdrix, car il a toujours arrêté un lièvre du premier coup.
Ah ! Gustave est aux cailles dans les « sombres » derrière le Teuré, il tire souvent.
Je jurerais que c’est le gros qui est dans la « fin » de Rocfontaine : il me semble que j’entends la voix de Fanfare, la mère de Miraut.
Pendant ce temps le jeune chien, après avoir sauté longtemps contre la veste du maître afin de lécher encore le lièvre dont on voyait sortir d’un côté la tête et de l’autre les pattes ou plutôt les moignons, le jeune Miraut, fatigué de sauter en vain, s’était remis à quêter et avait repris la lisière du bois.
Une demi-heure ne s’était pas écoulée qu’il relançait de nouveau, mais il fut, cette fois, moins heureux que le premier coup.
Ce devait être un vieux lièvre, c’est-à-dire qu’il avait déjà vu plus d’un automne. Aussi, ne perdit-il pas son temps à des rebats plus ou moins compliqués dans les tranchées ou les sentiers du bois pour arriver, en fin de compte, à se faire « taquer » au lancer ; mais, sans suivre voie ni chemin, par le plus épais des taillis, il fila vers les vieilles coupes sauvages du Geys, loin de tout village et de tout hameau et, faisant plaine enfin, gagna la grande route caillouteuse et sèche de Sancey à Rocfontaine où il espérait faire perdre sa trace à son poursuivant.
Lisée, qui ne put le tirer, suivit la piste à la voix et, pour mieux entendre et bien savoir de quel côté allait sa chasse, longea l’arête du coteau.
Son chien, il en put juger à la régularité de ses abois et coups de gueule, réussit à tenir parfaitement tant qu’il fut sous bois ou dans les champs ; à peine hésita-t-il à quelques contours brusques où il dut s’arrêter deux ou trois secondes pour bien s’assurer de la direction à prendre. Mais quand il arriva à la route et aux cailloux, le fret diminua et s’évanouit et il se tut.
Il s’attarda néanmoins, s’acharnant à retrouver la piste évanouie, ravauda à certains passages où des fumets vagues persistaient, revint sur ses pas jusqu’à l’endroit où le lièvre était entré dans la zone maudite et donna encore de longs coups de gueule furibonds.
Lisée, qui du haut du crêt l’aperçut, jugea fort justement qu’ils perdaient leur temps tous les deux et qu’il n’y avait rien à faire avec ce capucin-là. C’est pourquoi il rappela Miraut.
Celui-ci avait eu sans doute la même idée que son maître ; il s’apprêtait à revenir et, méthodique et prudent, pour ne point s’égarer et bien retrouver l’endroit où il avait quitté Lisée, reprenait franchement à rebours la piste qu’il venait de suivre.
Pour lui épargner des contours interminables et l’habituer au rappel, Lisée emboucha sa corne de buffle et se mit à sonner à petits coups secs et répétés, s’interrompant à diverses reprises pour crier à pleine gorge le nom du chien avec le mot coutumier de rappel : Tia, Miraut ! Tia !, puis, cornant de nouveau, afin de bien faire s’associer dans l’oreille et le cerveau de son compagnon ces deux modes familiers de ralliement.
Comme la foulée qu’il avait à suivre était très fortement frayée et n’avait pas besoin de retenir beaucoup son attention, Miraut entendit parfaitement les sons et les cris poussés par Lisée et s’arrêta court aussitôt, dressant l’oreille.
La corne de buffle retentit de nouveau et de nouveau la voix de Lisée arriva jusqu’à lui : Tia, Miraut !
Il comprit, jugea de la direction, se traça dans l’espace une ligne droite et fila comme un trait dans le sens de l’appel. Toutefois, afin de ne point se tromper, il s’arrêtait de temps à autre pour rectifier sa direction et marcher droit à son maître qu’il ne voyait pas encore.
Celui-ci distingua bientôt le tintement de son grelot et, cessant de souffler dans la corne, se contenta de l’appeler sur un ton moins aigu.
L’instant d’après, ils se retrouvèrent et Miraut fit à Lisée une fête extraordinaire, lui bredouillant toutes sortes de choses plus gentilles les unes que les autres, se frottant à ses jambes et voulant à tout prix lui peigner la barbe avec ses pattes de devant. Le braconnier, tout en le chinant un peu de n’avoir pu ramener l’oreillard, le félicita tout de même d’être si bien et si vite revenu à la corne, absolument comme un grand chien.
Cette fois, Miraut mangea de bon coeur le bout de sucre et le morceau de pain qu’il avait dédaignés l’heure d’avant.
Comme le soleil montait rapidement et commençait à chauffer, on se rendit, sans perdre de temps, à la tranchée sommière du Fays où Philomen, exact au rendez-vous, les attendait déjà avec un lièvre lui aussi dans sa carnassière.
Les deux amis se sourirent.
– Eh bien ! est-ce qu’on sait encore le coup ?
– Où l’as-tu rasé ?
Et les deux confrères en saint Hubert se narrèrent avec force détails les péripéties de leur chasse du matin tout en cassant la croûte et en buvant un verre.
Bellone et Miraut, très sérieux, s’étaient simplement salués en se léchant réciproquement les babines qui fleuraient bon le lièvre tué. Assis tous deux sur les jarrets, devant les maîtres qui devisaient et contaient leurs exploits récents, ils suivaient attentivement des yeux tous les mouvements de leurs doigts et de leurs mâchoires, attendant, pour les attraper au vol, les morceaux de pain et de fromage qu’ils lançaient d’instant en instant et fort équitablement tantôt à l’un, tantôt à l’autre.
Ensuite de quoi, tous se levèrent et l’on partit faire le grand bois.
Il y eut deux lancers et l’on fit deux chasses au Fays, deux belles chasses menées tambour battant par ces bonnes bêtes et au cours desquelles Lisée eut la chance d’occuper un bon passage et d’en occire encore un vers les dix heures.
Comme il se faisait tard, que le soleil tapait dur et que les chiens commençaient à donner des signes de fatigue, on revint vers le pays en traversant les pommes de terre du finage où l’on eut l’occasion de lâcher quelques fructueux coups de fusil sur les perdreaux et sur les cailles.
– Y vas-tu demain ? interrogea Lisée.
– J’te crois, répondit Philomen. La première semaine, c’est mes vacances, il faut que je sois bien pressé d’ouvrage pour que je ne la prenne pas tout entière.
– Mon vieux, reprit Lisée, j’y songe : j’ai promis au gros et à l’ami Pépé de leur faire manger le premier lièvre que Miraut me ferait zigouiller. Dimanche, ce sera l’instant ou jamais ; naturellement, tu en es. Si tu es d’avis, je vais leur envoyer deux mots ; le matin, nous ferons la partie tous en choeur et à midi nous boirons un bon coup pour fêter le baptême du citoyen Miraut. Pépé viendrait nous prendre ici, on donnerait rendez-vous au gros à un endroit bien fixé et nous tiendrions les prés-bois et les coupes d’Ormont ; avec quatre chiens comme les nôtres, ça pourra faire une belle musique.
– C’est entendu, approuva Philomen ; j’apporterai quatre litres de ma vendange de l’an passé : elle est fameuse.
De fait, le jour même, Lisée adressait au gros de Rocfontaine une missive ainsi libellée :
Longeverne, le 1er septembre 18...
« Mon vieux,
« Miraut est un fameux chien ; ce matin il m’en a fait tuer deux. Je compte que tu viendras dimanche, comme ça a été entendu, goûter de mon civet et fêter son dépucelage. Pépé en sera et aussi Philomen. Rendez-vous à la croisée du Blue, à cinq heures du matin au plus tard. On tiendra Ormont où c’est tout gris de lièvres.
« Je te la serre de bien bon coeur,
« Lisée. »
Si quelques paysans, lorsqu’ils ont à écrire, s’embrouillent et se perdent dans de longues phrases : Je vous écris pour vous dire que j’aurais voulu vous dire..., Lisée n’était pas de ceux-là. N’ayant pas d’instruction, il se vantait d’écrire comme il parlait. Aussi, comme il n’était pas bavard, ses lettres étaient-elles toujours d’une brièveté et d’une concision admirables.
Pépé, lui, fut prévenu, par un voisin allant au chef-lieu, qu’on l’attendait sans faute chez Lisée à quatre heures du matin pour une partie soignée, et il n’eut garde de manquer au rendez-vous.
Trois heures et demie venaient à peine de sonner qu’il arrivait à Longeverne avec Ravageot, son chien, un grand Saint-Hubert à la robe d’un beau brun aux reflets d’or et de feu, à l’oeil calme, aux pattes nerveuses, très fin animal et bon lanceur, mais qu’il ne fallait point contrarier ni même gronder, car il était extrêmement susceptible.
La connaissance avec Miraut fut bientôt faite. Entre chiens, l’entente est toujours facile, surtout un matin de chasse. Mais, du fait d’être réunis, la voracité naturelle de chacun d’eux se trouva doublée au moins et il y eut par toute la cuisine une bousculade de casseroles et un désordre qu’augmenta encore l’arrivée de Bellone et de son maître.
Pendant que les trois camarades se serraient la pince et se congratulaient, les trois chiens, eux, continuaient leurs recherches alimentaires : pas une miette ne fut dédaignée, pas une goutte d’eau de vaisselle ne fut oubliée, et voilà-t-il pas que Ravageot, humant et reniflant, avisa la peau du lièvre dépouillé la veille au soir par Lisée et dont Miraut s’était adjugé la ventraille.
Elle pendait à un clou fiché dans une solive du plafond. Ravageot, qui ne doutait de rien, sauta comme un cabri, l’accrocha, la fit tomber et, pour que les autres n’en profitassent point, se l’envoya séance tenante et tout entière : oreilles, poil et tout. Cela ne dura pas quinze secondes.
Philomen l’aperçut qui en achevait la pénible déglutition, allongeant le cou et bourrant des yeux qui louchaient férocement.
– Ben, bon Dieu ! Mais c’est la peau du lièvre qu’il vient de s’enfiler comme ça et sans boire, encore ! Il en a une sacrée veine de ne pas s’étouffer ni s’étrangler.
– Bah ! répondit Pépé, ils en bouffent bien de l’autre quand nous ne les voyons pas. Aussi ça me fait rigoler quand j’entends les médecins et le maître d’école parler de microbes et d’autres bestioles qui foutent, à ce qu’il paraît, des maladies aux gens. Qu’ils y viennent voir ce que mange Ravageot derrière les fumiers et les marnières où il boit quand il a soif ! Et il n’est jamais malade, lui, il s’en bat l’oeil des microbes et moi aussi. Avec du bon vin, du bon air comme on en a ici, et de bonnes vadrouilles dans les bois comme nous en faisons, on vient à quatre-vingts ou à cent ans.
– Tout de même, ton chien a un sacré estomac. C’est pas moi qui voudrais faire ce qu’il vient de faire, même avec dix litres à boire.
– Il va peut-être te ch... une casquette à poil ! plaisanta Lisée.
On piqua une petite goutte dans laquelle on trempa un bout de sucre, et puis l’on monta sans délai le chemin de la Côte afin de gagner le lieu du rendez-vous. Mais on eut grand soin de tenir en laisse les trois chiens qui, si on les eût laissés faire, n’auraient pas mis une demi-heure à flanquer un capucin sur pied.
Miraut revit sa mère, la vieille Fanfare, mais il ne la reconnut guère, il ne la reconnut même point du tout ; tant d’événements avaient coulé depuis l’heure de la séparation, et elle non plus, tous ses petits étant depuis longtemps dispersés, ne retrouva point dans ce grand chien le petit toutou, si différent d’odeur et d’allures, qu’on lui avait enlevé l’automne précédent.
Les présentations entre chiens se firent : Ravageot et Miraut furent galants comme il convient et Fanfare accepta leurs hommages qui ne furent point exagérés ; mais il n’en alla pas de même pour Bellone, et toutes deux, bien femelles, se mesurèrent haineusement, le poil de l’échine hérissé, et se grognèrent des menaces et des rosseries en se montrant les crocs.
Pourtant, dès qu’on fut en plaine et que la chasse commença, les haines tombèrent et tout fut oublié.
Les chasseurs, de même que leurs bêtes, connaissaient bien le pays. Une fois les chiens sur une bonne piste, ils se déployèrent silencieusement, cernant avec soin le canton où s’était gîté le capucin afin que ce dernier, déboulé, passât pour en sortir sous le feu au moins de l’un des quatre fusils. Deux lièvres, après de courtes péripéties, trouvèrent la mort dans cette traque terrible.
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