Ces jours-là, sa patronne hurlait, car on ne pouvait pas, disait-elle, rassasier la « viôce ». Cependant les lièvres finissaient fatalement par avoir le dessous.

Il y eut pourtant un oreillard qui, toute une saison, se paya la tête de Lisée et de son chien, un vrai sorcier que ce cochon-là, jurait le braconnier, et Miraut le connaissait bien, lui aussi, cet impayable animal.

C’était un vieux bouquin, prince sans doute des capucins de Longeverne et d’ailleurs, qui, certain jour, on ne sait pourquoi ni comment, était venu élire domicile dans un coin touffu du Fays, au centre d’un labyrinthe de sentiers, de tranchées, de chemins et d’autres voies plus ou moins frayées.

La lutte commença un beau matin givré de novembre que la terre sonnait sous le talon où le limier trouva son fret à cinquante sauts de son gîte et, sans perdre de temps, vint, après quelques coupes savantes, lui fourrer sans façons le nez au derrière.

Le vieux coureur des bois comprit qu’il avait affaire à un maître et, bondissant de son gîte, allongé de toute sa longueur, ventre à terre, yeux tout blancs, moustaches brandies, fila, tandis que la bordée coutumière de coups de gueule suivait son déboulé.

Miraut, si bien découplé qu’il fût, ne put longtemps le suivre à vue, car le courte-queue, qui n’ignorait sans doute rien de l’homme et de ses coups de fusil, avait grand soin, pour se défiler, de profiter de tous les abris et de tous les couverts utilisables. Au bout de cinq minutes de ce train d’enfer, l’aboi du chien était à plus d’un kilomètre derrière lui... il avait le temps.

Le capucin fit des pointes, des doublés, des crochets, puis, après un raisonnable détour, suffisamment long pour dérouter un moins habile que son poursuivant, il redescendit l’un des chemins qui menait au bas du Fays, à la croisée de toutes les voies où ces imbéciles d’humains venaient généralement attendre ses congénères, mais où il se gardait bien de jamais passer.

Dès qu’il arriva à deux ou trois portées de fusil de ce poste dangereux, il s’arrêta, s’assit sur son derrière, tourna les oreilles dans la direction des quatre vents, pissa un coup, ressauta au bois, fila vers le haut des jeunes coupes et disparut.

Lorsque Miraut, qui n’avait point perdu de temps aux doublés du citoyen, arriva quelques instants après, qu’il eut repris la piste coupée et l’eut suivie jusqu’au haut des jeunes coupes, hors du fossé du bois, il trouva quelques pointes qu’il ne suivit pas selon sa vieille tactique, mais il tourna tout alentour de l’endroit pour retrouver la bonne piste et ne trouva rien. Il raccourcit le diamètre de son cercle : rien encore ; il le doubla : toujours rien ; il suivit l’une après l’autre toutes les pistes, plus le fret. Alors, ahuri et furieux, Miraut jappa, gueula, brailla, hurla comme jamais il n’avait fait, et Lisée, étonné grandement, vint le rejoindre, ahuri lui aussi de voir pour la première fois en défaut ce chien admirable, cette maîtresse bête, ce nez extraordinaire, ce roublard des roublards.

Il n’y avait point de buisson dans la plaine et la coupe, récemment nettoyée, était tondue comme un champ d’éteules. Le chien et l’homme longèrent des deux côtés le mur d’enceinte, pierre à pierre, abri par abri ; ils visitèrent le pied de tous les arbres qui demeuraient : baliveaux, chablis, modernes, anciens ; rien, rien, rien !

Ils s’en allèrent bredouilles.

Deux jours après, Miraut vint relancer son animal que Lisée cette fois attendit sur le chemin où il était passé le premier jour, mais l’oreillard en prit un autre et vint se faire perdre, tout comme l’avant-veille, au même endroit.

Deux jours après, cela recommença.

– Ne te bute donc pas, disait Philomen à Lisée qui lui proposait de l’accompagner dans sa chasse à ce phénomène unique en son genre. Je le connais, ce salaud-là, c’est-à-dire que je n’ai jamais pu le voir, mais je l’ai chassé, on ne lui peut rien.

Lisée s’entêta. Et chaque matin qu’il eut de libre, ils retournèrent, lui et Miraut.

À la fin, dès le lancer, il monta à ce poste extraordinaire afin d’en avoir le coeur net. Ce jour-là, le lièvre, qui était assez vieux pour ne pas se fier seulement à son oreille, mais qui savait aussi sans doute voir un peu et renifler, approcha bien de la coupe, mais il n’y entra point et alla se perdre loin, loin, très loin, au tonnerre de Dieu, comme disait le chasseur.

Et toute la saison ils s’acharnèrent, lui et Miraut, à poursuivre ce lièvre fantôme, ce capucin sorcier que personne n’avait jamais pu joindre ni voir, qui crevait les chiens les plus forts et roulait les meilleurs. Mais chaque fois que Lisée montait en haut de la coupe, le lièvre n’y venait pas, et chaque fois qu’il se postait ailleurs, Miraut, hurlant de rage et fou, l’oeil hors de l’orbite, le poil hérissé, venait le perdre là et s’en retournait la tête basse et la queue entre les pattes, malade de dépit et de fureur, vers son maître Lisée qui sacrait bien de toute sa gorge comme un bon braco qu’il était, mais n’y pouvait rien tout de même.

Enfin un jour de février, la chasse étant close depuis une quinzaine et lui n’ayant pas son fusil, Lisée, à deux cents pas de l’endroit, caché derrière un gros chêne, eut la clef de l’énigme.

Le coeur tapant d’émotion, il vit son oreillard sauter du bois, faire ses doublés et ses pointes, revenir à son centre d’opérations et d’un seul saut bondir en l’air, d’un élan fou, comme s’il escaladait le ciel pour retomber... Ah ! çà ! – la coupe était nette – où donc était-il retombé ? Lisée, de derrière son arbre, écarquillait les quinquets : le lièvre avait disparu.

Celle-ci, par exemple, elle était forte !

Miraut, en râlant de rage, car ce n’étaient plus des abois qu’il poussait, arriva juste à pic pour se trouver nez à nez avec son maître. Celui-ci, sûr – ou presque – de n’avoir pas eu la berlue, et blême d’émoi, regardait de nouveau par tout le sol, examinant méthodiquement chaque pouce de terrain où son gibier aurait pu se trouver.

Ce devait être au pied de cette souche. Mais non, rien ; il fallait qu’il se fût envolé dans le ciel. Lisée le braco, Lisée le mécréant, pâlit presque et trembla un peu ; ses regards, instinctivement, quittèrent le sol pour interroger l’azur et... ah ! sacré nom de Dieu !...

Au sommet de la vieille souche nourrie, dédaignée par les bûcherons, à quatre ou cinq pieds au-dessus du sol, entre quelques rejets gris comme le dos du capucin qui se fondait entièrement avec eux, son « asticot », aplati, immobile, les oreilles rabattues, sans souffle, n’émettant aucune odeur et, bon Dieu ! aussi souche que la souche elle-même.

Que de fois le braconnier, son fusil à la main, avait passé à un pas de lui, inspectant le pied de la souche sans songer le moins du monde à regarder dessus : on dit tant que les lièvres ne font pas leur nid sur les saules.

– Ça t’apprendra, idiot, rageait-il, à sortir sans ton flîngot sous ta blouse !

Il ramassa un rondin pour en asséner un coup sur le râble de l’oreillard ; mais l’autre, qui n’avait jamais bronché les fois d’avant, ce jour-là, avant que Lisée eût levé le bras... frrrrt... se détendit comme un ressort, repartit d’un train d’enfer avec Miraut à ses trousses, Miraut qui le chassa tout le reste de la journée, mais ne le ramena point et ne rentra pas non plus de la nuit.

 

 

Chapitre IV

 

Plus furieux, plus acharné que jamais, Miraut avait suivi la chasse avec une ardeur décuplée par les vieilles colères et la haine enracinée avec les poursuites vaines d’auparavant. Mais il était écrit sans doute que ce lièvre-là porterait malheur à ses chasseurs.

Il le suivit loin, loin, très loin, toujours donnant, toujours gueulant, toujours hurlant, bien au delà des cantons qu’il avait parcourus jusqu’ici, même au cours de ses randonnées les plus folles et les plus hasardeuses.

Ce lièvre-là avait un jarret de fer. Les bûcherons de divers villages racontèrent ce soir-là, à la veillée, qu’ils avaient vu ou entendu passer une chasse, une chasse extraordinaire avec un grand lièvre haut comme un chevreuil et un grand chien qu’ils ne connaissaient point. Des gardes en tournée s’émurent de ce bacchanal insultant et prolongé et voulurent, mais en vain, essayer de cerner ce chien qu’ils ne connaissaient point davantage : tous perdirent leur temps.

Miraut traversa des bois nouveaux, des coupes particulières, sauta des fossés, franchit des ruisselets, coupa des routes et des sentiers, mais ne rejoignit point son oreillard qu’il perdit enfin dans un terrain singulier et bizarre, fort loin de son canton, en plein marais inconnu.

Le soleil commençait à décliner quand il s’aperçut que son estomac criait famine, que ses pattes devenaient raides et qu’il se trouvait loin du logis.

Il jugea prudent aussitôt de faire demi-tour, s’orienta, flaira le vent, et au petit trot s’ébranla le nez en quête de quelque vague os à ronger, quelque proie facile à conquérir ou toute autre pitance, plus ou moins délicate, mais propre à lui remplir un peu le ventre.

Il rejoignit un chemin dont il suivit les accotements et bientôt un village se présenta. Il l’évita en faisant un prudent contour, trouva une ou deux taupes crevées qu’il dévora et continua sa route de son trot soutenu.

Après une randonnée assez longue au cours de laquelle il contourna ainsi divers pays, hameaux ou communes, il arriva au crépuscule dans un village qu’il lui sembla reconnaître pour y être déjà venu avec Lisée et pour ce qu’il y avait une rivière à traverser.

Craignant l’eau très froide en cette saison, croyant pouvoir se fier à l’ombre croissante pour franchir sans encombre cette agglomération mal connue et peut-être dangereuse de maisons et d’humains, il s’engagea dans la rue principale et, longeant les murs, se rasant autant que possible, s’avança rapide, inquiet et prudent, afin de gagner promptement le petit pont de pierre et passer l’eau ainsi sans se mouiller les pattes.

Il allait toucher au but lorsqu’une clameur d’enfants qui jouaient et se poursuivaient en venant à sa rencontre l’arrêta et le contraignit à se dissimuler quelques minutes derrière un fumier qui se trouvait à proximité.

C’était l’heure de la sortie de la prière : quelques femmes pressées passèrent vivement avec leur coiffe, leur caule, noire ou blanche sur la tête et leur paroissien à la main ; puis ce furent les gosses qui arrivèrent sur le pont et s’amusèrent à lancer des cailloux pour faire des ricochets dans l’eau.

L’un d’eux, tout à coup, s’écria : il venait d’apercevoir Miraut qui les épiait, tendant le cou prudemment, hésitant, crotté, hérissé, affamé, efflanqué, misérable à la fois et lugubre.

– Un chien !

– Un sale chien qui n’est pas d’ici ! ajouta un deuxième.

– Peut-être un chien enragé, émit un troisième ; ciblons-le !

Immédiatement, les beaux cailloux plats qui devaient glisser sur l’onde s’abattirent en une gerbe écrasante dans la direction de Miraut. Sans mot dire, bien qu’il eût été atteint dans le dos, dans les reins et aux pattes, et même un peu partout, le chien vivement battit en retraite au grand galop, poursuivi par tous les gosses, hurlant et gueulant, heureux enfin de pouvoir taper sur quelque chose de vivant et de donner, pensaient-ils, un but utile et même héroïque à leurs coups de frondes.

Le chien traversa tout le village et s’enfuit, longeant les haies et les fossés jusqu’à quelques centaines de mètres des premières maisons où il se cacha, écoutant les clameurs fanfaronnes et menaçantes de ses poursuivants. Le courage de ceux-ci tomba d’ailleurs avec la fin du village et, arrivés à la dernière bicoque, ils s’arrêtèrent, n’osant s’aventurer ainsi parmi les ténèbres en rase campagne.

Très déprimé par sa longue course, par la fatigue et par la faim, apeuré par les cris entendus et les cailloux reçus, Miraut n’osa plus effectuer une deuxième tentative pour arriver au pont. Il jugeait ce pays très dangereux, plein d’embûches et d’ennemis et, malgré la nuit noire et le grand silence qui pouvait cacher des pièges, il resta sur ses gardes. L’idée de traverser la rivière à gué ou à la nage ne lui vint pas : il n’y avait pas de rivière à Longeverne et, comme tous les chiens courants d’ailleurs, Miraut redoutait l’onde et sa fraîcheur traîtresse.

Il erra toute la nuit autour du village, furetant, cherchant, quêtant, grattant de-ci, grattant de-là une nourriture innommable.

Les maigres ressources qu’offraient les champs dépouillés, l’abri des murs ou le couvert des haies furent vite épuisées, car il n’osait point s’approcher trop près des maisons ni chercher parmi les fumiers. Alors il battit en retraite plus loin et revint vers un autre village qu’il espéra plus hospitalier et dont il se disposait à écumer les alentours. Deux jours s’étaient passés qu’il ne songeait déjà plus, harassé, recru de fatigue, l’estomac et la tête vides, qu’à chercher à manger coûte que coûte. Trois ou quatre jours et trois ou quatre nuits il erra encore ainsi, désemparé, de village en hameau, comme une barque dont le gouvernail est brisé ou fêlé, en ayant bien soin de se dissimuler et de s’enfuir dès qu’il voyait un homme ou une femme et qu’il pouvait supposer que quelqu’un pût se diriger de son côté.

Pendant ce temps, à Longeverne, Lisée se désolait. Il était allé narrer à Philomen sa mésaventure, lui confier ses appréhensions, et son ami qui, le lendemain, lui avait facilement remonté le moral, n’arrivait plus maintenant, fort inquiet lui-même, à le rassurer.

Miraut avait pu tomber dans un piège, se prendre dans un collet comme il était arrivé jadis à un des chiens de Pépé.