Et qu’est-ce qu’une égratignure de plus ou de moins à la tête ? Laisse l’Homme en paix.

Baloo et Bagheera firent écho.

– Laissez l’Homme en paix.

Mowgli, la tête sur l’épaule de Mère Louve, dit avec un sourire heureux que, pour sa part, il souhaitait de ne jamais plus voir, entendre ou sentir l’Homme de nouveau.

– Mais, que feras-tu, dit Akela, en dressant une oreille, que feras-tu si les hommes ne te laissent pas en paix toi-même, Petit Frère ?

– Nous sommes cinq, répondit Frère Gris, en faisant du regard le tour de l’assemblée – et ses mâchoires claquèrent sur le dernier mot.

– Nous aussi pourrions prendre part à cette chasse, dit Bagheera, avec un petit switch-switch de la queue, en regardant Baloo. Mais pourquoi songer à l’Homme maintenant, Akela ?

– Voici, répondit le Solitaire. Lorsque la peau de ce voleur jaune eut été pendue sur le rocher, je suis retourné tout le long de notre piste jusqu’au village, les pieds dans mes empreintes, en faisant des crochets et me couchant, pour laisser une piste mêlée dans le cas où on voudrait nous suivre. Mais, quand j’eus tellement brouillé la piste que c’est à peine si je la reconnaissais moi-même, Mang, la Chauve-Souris, vint en voletant parmi les arbres, et se suspendit au-dessus de moi :

– Le village du Clan des Hommes, d’où l’on a chassé le Petit d’Homme, bourdonne comme un nid de frelons, dit-elle.

– Oui, fit Mowgli avec un petit rire. C’est un joli caillou que je leur ai lancé là !

Il s’était souvent amusé à jeter des fruits mûrs de pawpaws dans les nids de frelons, quitte à courir à la mare la plus proche avant que les frelons pussent l’attraper.

– Je demandai à Mang ce qu’elle avait vu. Elle me répondit que la Fleur Rouge s’épanouissait à la barrière du village, et que les hommes armés de fusils étaient assis autour. Or, je sais et j’ai bonne raison de savoir – ici Akela regarda les vieilles cicatrices de ses flancs et de ses côtes que lorsqu’un homme porte un fusil, ça n’est pas seulement pour le plaisir. Tout à l’heure, Petit Frère, un homme armé d’un fusil suivra notre piste – s’il n’est pas, ma foi, déjà dessus.

– Et pourquoi ? Les hommes m’ont chassé. Que veulent-ils de plus ? dit Mowgli avec colère.

– Tu es un homme, Petit Frère, repartit Akela. Ce n’est pas à nous, les chasseurs libres, de t’apprendre ce que font tes frères, ou pourquoi.

Le temps à peine de ramasser sa patte, et le couteau se fichait profondément en terre juste au-dessous. Mowgli avait frappé si lestement que nul œil humain ordinaire n’eût pu suivre son geste. Mais Akela était un loup ; or, le chien lui-même, si dégénéré du loup, son ancêtre sauvage, s’éveille à temps du plus profond sommeil au contact d’une roue de charrette à son flanc, et, avant que la roue soit sur lui, s’est mis, d’un bond, hors de danger.

– Une autre fois, dit Mowgli tranquillement, en remettant le couteau dans sa gaine, tâche de parler du Clan des Hommes et de Mowgli en deux fois au lieu d’une.

– Phff ! Voilà une dent tranchante, dit Akela en flairant l’entaille que la lame avait faite dans le sol; mais ton séjour dans le Clan des Hommes t’a gâté le coup d’œil, Petit Frère. J’aurais tué un chevreuil dans le temps que tu frappais.

Bagheera sauta sur ses pattes, leva la tête de toute la longueur de son cou, renifla, et chaque courbe de son corps sembla se figer. Frère Gris suivit lestement son exemple, en se tenant un peu sur la gauche pour prendre le vent qui venait de droite, tandis qu’Akela, en trois bonds, remontait le vent de cinquante mètres, et, à demi tapi sur le sol, tombait aussi en arrêt. Mowgli les regardait avec envie. Il connaissait les choses à l’odorat comme peu d’êtres humains l’auraient pu faire, mais il n’atteignait pas à cette délicatesse d’un nez de la Jungle, aussi fine qu’une détente de gâchette à un cheveu près ; et ses trois mois dans le village enfumé l’avaient mis déplorablement en retard. Cependant, il mouilla son doigt, le frotta sur son nez, et se dressa, cherchant à prendre le vent le plus haut, le plus faible peut-être, mais le plus sûr.

– L’Homme ! gronda Akela, en se ramassant sur ses hanches.

– Buldeo ! dit Mowgli, en se rasseyant. Il suit notre trace, et voici, là-bas, son fusil qui brille au soleil. Regardez !

Ce n’avait été qu’une éclaboussure de lumière, pendant une fraction de seconde, sur les montures de cuivre du vieux mousquet ; mais rien, dans la Jungle, n’a proprement ce clignement d’éclair, sauf lorsque les nuages se poursuivent dans le ciel. Alors un éclat de mica, la moindre flaque d’eau, ou même une feuille d’arbre plus vernie, flamboieront comme un héliographe. Or, ce jour-là, il n’y avait pas de nuages ni de vent.

– Je savais bien que les hommes suivraient, dit Akela triomphant. Ce n’est pas pour rien que j’ai conduit le Clan !

Les quatre frères de Mowgli ne dirent rien, mais disparurent en rampant et semblèrent se fondre parmi les ronces et les broussailles vers le bas de la colline.

– Où allez-vous, vous autres, et sans ordres ? héla Mowgli.

– Chut ! nous roulerons son crâne ici avant midi ! répondit Frère Gris.

– Ici ! Ici ! et couchez là ! L’Homme ne mange pas l’Homme ! cria Mowgli à tue-tête.

– Qui donc était un loup tout à l’heure encore ? Qui donc m’a lancé le couteau parce que je l’avais pris pour un homme ? dit Akela, tandis que les Quatre revenaient et s’asseyaient d’un air maussade.

– Ai-je des raisons à donner pour tout ce qu’il me plaît de faire ? s’exclama furieusement Mowgli.

– Voilà l’Homme ! C’est bien l’Homme qui parle là ! murmura Bagheera dans ses favoris. C’est ainsi que les hommes parlaient devant les cages du roi, à Oodeypore. Nous autres, de la Jungle, nous savons que, de tous, l’Homme est le plus sage. Pourtant, à en croire nos oreilles, nous devrions juger qu’il n’y a pas d’être plus fou.

Élevant la voix, elle ajouta :

– En ceci le Petit d’Homme a raison. Les hommes chassent par bandes. En tuer un avant de savoir ce que feront les autres, c’est de mauvaise chasse. Allons voir d’abord ce que cet homme-là nous veut.

– Nous n’y allons pas, grommela Frère Gris. Chasse tout seul, Petit Frère. Nous autres, nous savons ce que nous voulons ! Le crâne serait déjà prêt à rapporter maintenant !

Mowgli promenait son regard de l’un à l’autre de ses amis, la poitrine gonflée et les yeux pleins de larmes.