Je veux une grande justice.

Mowgli se prit à rire :

– Je ne sais pas ce que c’est que votre justice, mais... revenez aux Pluies prochaines voir ce qui restera.

Ils s’éloignèrent du côté de la Jungle, et Mère Louve bondit hors de sa cachette.

– Suis-les ! dit Mowgli, et veille à ce que toute la Jungle sache qu’ils doivent tous deux passer sains et saufs. Donne un peu de la voix. Je voudrais appeler Bagheera.

Long et grave un hurlement s’éleva, puis retomba, et Mowgli vit le mari de Messua hésiter et se retourner, prêt à courir pour regagner la hutte.

– Allez ! cria Mowgli avec bonne humeur. Je vous l’ai dit, qu’il y aurait peut-être de la musique. Cet appel vous suivra jusqu’à Khanhiwara. C’est la Faveur de la Jungle.

Messua exhorta son mari à marcher de l’avant, et l’obscurité se refermait sur eux et sur Mère Louve comme Bagheera se levait, presque sous les pieds de Mowgli, toute tremblante de délices à l’arrivée de la nuit qui rend le peuple des Jungles fou.

– J’ai honte de tes frères, dit-elle, en filant.

– Quoi ? N’ont-ils pas bien chanté pour Buldeo ? dit Mowgli.

– Oh ! trop bien ! trop bien ! Ils m’ont fait à moi-même oublier mon orgueil, et, par la Serrure Brisée qui m’a faite libre, je suis partie chantant à travers la Jungle comme si je quêtais l’amour au printemps ! Ne nous as-tu pas entendus ?

– J’avais d’autre gibier sur pied. Demande à Buldeo si la chanson lui a plu. Mais où sont les Quatre ? Je ne veux pas que personne du Clan des Hommes passe les barrières cette nuit.

– Quel besoin des Quatre, alors ? dit Bagheera, en levant les pattes l’une après l’autre, les yeux flamboyants, son rouet vibrant plus haut que jamais. Je peux les retenir, Petit Frère. Va-t-on tuer enfin ? Ces chansons, ces hommes qui grimpaient aux arbres, tout cela m’a mis en goût. Qu’est-ce que l’Homme pour qu’on s’en soucie, ce bêcheur brun, tout nu, sans poils ni crocs, ce mangeur de terre ! je l’ai suivi tout le jour, à midi, sous le soleil blanc. Je l’ai mené en troupeau, comme les loups mènent une harde. Je suis Bagheera ! Bagheera ! Bagheera ! Et comme je danse avec mon ombre, ainsi je dansais avec ces hommes. Regarde !

La grande Panthère sauta, comme saute un jeune chat pour attraper une feuille morte qui tournoie au-dessus de sa tête, frappa de droite et de gauche dans le vide, où l’air fouetté sonna, et elle retomba sans bruit sur ses pattes, pour ressauter de plus belle, tout en s’accompagnant d’un bruit, demi-ronron, demi-grondement, qui s’enflait de volume comme un ronflement de vapeur dans une chaudière.

– Je suis Bagheera, dans la Jungle, dans la nuit, et je sens ma force en moi. Qui donc arrêterait mon élan ? Petit d’Homme, un coup de ma patte, et la tête écrasée serait là, aussi plate qu’une grenouille morte en été.

– Essaie donc ! fit Mowgli dans le dialecte du village, non plus, cette fois, dans le langage de la Jungle.

Les mots humains arrêtèrent Bagheera court, ses hanches frissonnantes fléchies sous le poids de son corps, sa tête juste au niveau de celle de Mowgli. Une fois de plus Mowgli fixa son regard, comme il avait fait aux jeunes loups rebelles, en plein au fond des yeux de vert béryl, jusqu’à ce que la lueur rouge transparue derrière la prunelle verte s’éteignît comme le feu d’un phare qui s’éclipse à vingt milles en mer, jusqu’à ce que ces yeux s’abaissassent vers le sol, et avec eux, la grosse tête, plus bas, plus bas encore, et qu’une langue rouge vînt râper le cou-de-pied de Mowgli.

– Frère, Frère, Frère ! murmura le garçon, en promenant une caresse rythmée et légère tout le long du dos qui s’arquait. Calme-toi, calme-toi ! C’est la faute de la nuit, et non pas ta faute.

– C’étaient les senteurs de la nuit, dit Bagheera d’une voix contrite. Tout cet air parle à voix haute pour moi. Mais toi, comment sais-tu ?

L’air autour d’un village hindou est naturellement plein de toutes sortes de senteurs, et, pour des créatures qui ne pensent guère que par le nez, les odeurs sont aussi affolantes que pour les êtres humains la musique et les breuvages. Mowgli caressa, quelques minutes encore, Bagheera, laquelle se coucha sur le sol, tel un chat devant l’âtre, les pattes repliées sous la poitrine et les yeux mi-clos.

– Tu es de la Jungle, et tu n’es pas de la Jungle, dit Bagheera enfin. Et je ne suis qu’une panthère noire. Mais je t’aime, Petit Frère.

– Ils mettent le temps à leur conversation, sous l’arbre, dit Mowgli sans prêter attention à ces derniers mots. Buldeo doit leur avoir fait plus d’un conte. Bientôt ils vont venir pour tirer de la trappe la femme et son homme, et les mettre dans la. Fleur Rouge. Ils trouveront la trappe levée. Ah ! Ah !

– Bien mieux, écoute, dit Bagheera. Mon sang est maintenant calmé, je n’ai plus de fièvre. Que ce soit moi qu’ils trouvent là ! Il n’y en aura guère pour quitter leurs maisons après m’avoir vue.