Sa haine contre le mort le rend fou ; il
pénètre dans la chambre pendant la nuit et il fouille les papiers
secrets dans l’espoir de découvrir quelque document ayant trait au
trésor. Finalement, il laisse un souvenir de sa visite au moyen des
mots inscrits sur la carte. Il avait sans doute prévu que, s’il lui
advenait de tuer le major, il laisserait ce genre de marque pour
indiquer qu’il ne s’agissait pas d’un meurtre banal, mais d’un acte
de justice, du moins du point de vue des quatre associés. Des idées
aussi étranges et baroques sont assez communes dans les annales du
crime ; elles offrent généralement d’utiles indications quant
à la personnalité du criminel. Me suivez-vous bien ?
– Très bien.
– Maintenant, que pouvait faire Jonathan Small ? Rien
d’autre que d’observer discrètement les efforts entrepris pour
trouver le trésor. Peut-être quitta-t-il l’Angleterre pour n’y
revenir que de temps en temps. Mais survient la découverte du
grenier ; il en est immédiatement informé. À nouveau, nous
constatons la présence d’un allié dans la place. Jonathan est
incapable, avec sa jambe de bois, d’atteindre la chambre si haut
perchée de Bartholomew. Alors, il emmène un complice assez
mystérieux qui escalade bien mais trempe son pied nu dans la
créosote ! D’où Toby, et pour un officier en demi-solde avec
un tendon d’Achille endommagé, une claudication sur dix
kilomètres.
– Mais c’est le complice, et non Jonathan qui a commis le
crime !
– C’est exact. Et Jonathan en fut plutôt furieux, si j’en juge
par la façon dont il arpenta la pièce quand il y fut parvenu. Il
n’avait ni haine ni rancune contre Bartholomew Sholto ; il
aurait préféré simplement le bâillonner et le ligoter. Il ne tenait
pas du tout, cet homme, à se mettre la corde au cou ! Mais il
n’avait pu empêcher les instincts sauvages de son complice de se
donner libre cours ; le poison avait fait son œuvre. Jonathan
laissa donc sa signature, fit descendre le trésor jusqu’au sol et
prit le même chemin. Tel a été l’enchaînement des événements pour
autant que j’aie pu les déchiffrer. Quant à son allure personnelle,
il doit être évidemment d’un certain âge et fort bruni puisqu’il a
purgé sa peine dans un four tel que les Andaman. Sa taille, je l’ai
aisément calculée d’après la longueur de ses enjambées ; et
nous savons qu’il portait la barbe. Son système pileux fut la seule
chose qui impressionna Thaddeus Sholto quand il le vit à la
fenêtre. À part cela…
– Le complice ?
– Eh bien, il n’y a pas grand mystère à cela ! Mais bientôt
vous saurez tout… Comme l’air du matin est doux ! Regardez ce
petit nuage : il flotte comme une plume rose détachée de
quelque gigantesque flamant. Maintenant, le bord rouge du disque
solaire se hisse au-dessus de la couche de nuages qui surplombe
Londres. Ce soleil brille pour un bon nombre de gens, mais aucun,
je parie, n’accomplit une mission plus étrange que la nôtre !
Comme nous nous sentons petits, avec nos ambitions aussi mesquines
que nos efforts, en présence des grandes forces élémentaires de la
nature ! Êtes-vous bien avancé dans votre Jean-Paul ?
– Assez. Je suis revenu à lui à travers Carlyle.
– C’est remonter le ruisseau jusqu’à la source. Il fait une
remarque curieuse mais profonde : à savoir que la première
preuve de la grandeur de l’homme réside dans la perception de sa
propre petitesse. Cela implique, voyez-vous, un pouvoir de
comparaison et d’appréciation qui sont, en eux-mêmes, une preuve de
noblesse. Richter donne beaucoup à penser ! Vous n’avez pas de
revolver, n’est-ce pas ?
– J’ai ma canne.
– Il est possible que nous ayons besoin de quelque chose de ce
genre si nous parvenons à leur tanière. Je vous abandonnerai
Jonathan, mais si l’autre devient méchant, je l’abats
raide ! »
Tout en parlant, il avait pris son revolver. Il y introduisit
deux balles puis le remit dans la poche droite de sa veste.
Durant ce temps, Toby nous avait guidés le long de routes
bordées de villages et menant vers Londres. Mais nous arrivions
maintenant dans de véritables rues où dockers et ouvriers se
rendaient à leur travail ; des femmes d’aspect négligé
ouvraient leurs volets et balayaient les marches d’entrée. Des
bistrots commençaient déjà à sortir des hommes à l’allure rude qui
s’essuyaient la barbe d’un coup de manche après la lampée matinale.
Des chiens minables, qui flânaient, nous observaient avec
étonnement ; mais notre Toby, ne regardant ni à droite, ni à
gauche, allait de l’avant, le nez au sol, traduisant parfois par un
gémissement une nouvelle odeur fraîche.
Nous avions traversé Streatham, Brixton, Camberwell, et nous
étions maintenant dans Kennington Lane ; nous avions donc été
déportés par des rues transversales à l’est de l’Oval. Les hommes
que nous pourchassions semblaient avoir suivi une route en zigzag,
probablement avec l’intention d’éviter d’être repérés.
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