Je n’avais pas remarqué.

– Vous êtes un véritable automate ! dis-je. Une machine à raisonner. Je vous trouve parfois radicalement inhumain. »

Il sourit pour répliquer :

« Il est essentiel que je ne me laisse pas influencer par des qualités personnelles. Un client n’est pour moi que l’élément d’un problème. L’émotivité contrarie le raisonnement clair et le jugement sain. La femme la plus séduisante que j’aie connue, fut pendue parce qu’elle avait empoisonné trois petits enfants afin de toucher l’assurance vie contractée sur leurs têtes. D’autre part, l’homme le plus antipathique de mes relations est un philanthrope qui a dépensé près de 250 000 livres pour les pauvres.

– Dans ce cas particulier, cependant…

– Je ne fais jamais d’exception. L’expression INFIRME la règle. Avez-vous jamais eu l’occasion d’étudier le caractère de quelqu’un à travers son écriture ? Que pensez-vous de celle-ci ?

– Elle est lisible et régulière, répondis-je. Celle d’un homme habitué aux affaires, et doué d’une certaine force de caractère. »

Holmes secoua la tête.

« Regardez les lettres à bouche : elles se différencient à peine du reste. Ce d pourrait être un a, et ce l un e. Les hommes de caractère différencient toujours les lettres à bouche, aussi mal qu’ils écrivent. Les k vacillent un peu, et les majuscules dénotent une certaine vanité… Bien ! Maintenant, je vais sortir ; j’ai besoin de quelques renseignements. Laissez-moi vous recommander ce livre, Watson ; il est remarquable. C’est Le Martyre de l’Homme, de Winwood Reade. Je serai de retour dans une heure. »

Je pris le volume et m’installai près de la fenêtre, mais mes pensées s’éloignèrent bientôt des audacieuses spéculations de l’écrivain. Je revoyais la jeune femme, son sourire ; j’entendais à nouveau sa voix flexible et mélodieuse racontant l’étrange mystère qui planait sur sa vie. Si elle avait dix-sept ans au moment de la disparition de son père, elle en avait vingt-sept maintenant : le bel âge ! La jeunesse, encore éclatante, et dépouillée de son égoïsme, tempérée par l’expérience… Ainsi rêvais-je, assis dans mon fauteuil, jusqu’à ce que des pensées dangereuses me vinssent à l’esprit : alors, je me précipitai à mon bureau et me jetai à corps perdu dans le dernier traité de pathologie. Que me croyais-je donc, moi, simple chirurgien militaire affligé d’une jambe faible et d’un compte en banque encore plus faible, pour me laisser aller à de telles idées ? Cette jeune femme n’était que l’un des éléments, des facteurs du problème. Si mon avenir était sombre, mieux valait le regarder en face, comme un homme, plutôt que de le camoufler sous les fantaisies irréelles de l’imagination.

Chapitre 3 En quête d’une solution

Holmes ne revint qu’à cinq heures et demie. Alerte et souriant, il paraissait d’excellente humeur (état d’esprit qui alternait, chez lui, avec des accès de dépression profonde).

« Il n’y a pas grand mystère dans cette affaire ! dit-il en prenant la tasse de thé que je venais de lui verser. Les faits ne semblent admettre qu’une seule explication.

– Quoi ! Vous avez déjà trouvé la solution ?

– Ma foi, ce serait aller trop loin ! J’ai découvert un fait significatif, c’est tout ; mais il est très significatif. Il manque encore les détails. Je viens de trouver en effet, en consultant les archives du Times, que le major Sholto, de Upper Norwood, ancien officier du 34e régiment d’infanterie, est mort le 28 avril 1882.

– Je suis peut-être très obtus, Holmes, mais je ne vois rien de significatif en cela.

– Non ? Vous me surprenez ! Eh bien, veuillez considérer les faits que voici : Le capitaine Morstan disparaît. La seule personne qu’il connaissait à Londres est le major Sholto. Or, celui-ci affirme ignorer la présence du capitaine en Angleterre. Quatre ans plus tard, Sholto meurt. Dans la semaine qui suit sa mort, la fille du capitaine Morstan reçoit un présent d’une grande valeur, lequel se répète chaque année. La lettre d’aujourd’hui la décrit comme victime d’une injustice. Or, cette jeune femme a-t-elle subi d’autres préjudices que la disparition de son père ? Et pourquoi les cadeaux commencent-ils immédiatement après la mort de Sholto, sinon parce que son héritier, sachant quelque chose, veut réparer un tort ? À moins que vous n’ayez une autre théorie qui cadre avec tous ces faits !…

– Tout de même, n’est-ce pas une étrange façon de compenser la disparition d’un père ? Et quelle curieuse manière de procéder ! Pourquoi, d’autre part, écrire cette lettre aujourd’hui, plutôt qu’il y a six ans ? Enfin, il est question de réparer une injustice. Comment ? En lui rendant son père ? On ne peut admettre qu’il soit encore vivant. Or, cette jeune femme n’est victime d’aucune autre injustice.

– Il y a des difficultés ! Mais notre expédition de ce soir les aplanira toutes. Ah ! voici un fiacre ; Mlle Morstan est à l’intérieur.